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s.
B LAN DY
La
Teppe aux Merles
Ouvrage illustré d e 54 g r avures
Librairie
Colin
H . II. , d u M 6z ;
' l ' H. '-"
19 J
PAl l ~
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Drolu 1& rf'iproductlon OL 110 traduction r6aervéll l'our 10UI pnJ •.
�����La
Teppe aux Merles
�L IB R A IRI E
.
.
ARMAND
CO LIN '
BIBLIOTHEQUE DU PETIT FRANÇAIS
(81 volumes, "ichement lltllstrés)
Chaque volumo in-IS, uroch6 . 2 fr.; A la Belle ÉtoUe.
Ami Benolt(L').
Apprentie du Capitaine (L")
Au Clair do la Lune.
Au Pay s des Billious.
Aventures de Rémy (Les).
Bête au bols dormant (La).
Bon Géant Gat'gantua (Le).
Caplta ltle Henriot (Le).
Cbemln9 d e traverse.
Chevalier Carême (Le).
Cbez ~lademos
Hortense .
Cbryséls nu Désert .
Colè res du Boulllant Achllle (Les).
Colons <10 1'110 Morga n (Les).
Corsatres et Flibustiers.
Droit Cbemln (Le):
D'une dve il l'autre .
Émel'lludO des InOas (L').
En h au t <lu lleHro!.
En vacancOs au" bords du nbtu .
Exil d'lIonrlotto (L').
Expédients dO Farandolo (Les).
Faml ll o Fenoutllard (Ln)
Fl1s do CIlet.
Fllbu. lers (Les).
fr odalnes do Mltnlzo (Los) .
Frères do lai t.
1118tolro ùo cleu" Enfants do Londres.
llIstolt'o d'un IlOllnêlo Garçon.
IlIs tolro d'un Vnurlen.
IIIstorlc lI.oR pour Plorro ot Paul.
Uochot <l'or (Le\.
Jdéc IIx e du SllVant CosInus (L')
Jacquos lu Chauoo ot Jean ln Gulgno .
Jama is oOllten tsl
Jourl
de~
lie doux peUts Parl Blous
(JaC(llI e. ot Juliette).
Jours d'épl'ou ves
lerblnl ou 10 tr/Js madr~
.
Lunettes bloues (Los).
lIlo.lIcos de PlJok ot Pl ook (Los)
Eo\'ol rranco,
tur
dClII8nll c, du
rel. toilo, tranchos dorées: 3 Cr.
Mathurlns du " Bayard» (les).
Mémoires d'un tléphant blanc.
Mémoires de Primevère (Les).
Mon Ami Rive-Gauche.
Mon Onclo Range- Tout .
MonsIeur des Antipodes (le )
Moulin Fliquette (Le ).
Myst è ro do CourvaUJan (le ).
Patron Nicklaus.
Pari d ' un Lycéen (Le).
Passe-Partout et l'AJ!am6.
Petit Grand ot le grand Petit (Le).
Potits Cinq (Les)
Petits PatrIotes (Le s).
Plc rrot ct C".
Portefeuille rougo (Le ).
PrlJ1CeSSO Sara h,
Prisonniers <10 Bou-Amàma (Los).
Providonco do Fra nçois (La).
Puplllo do mon AmI Le).
Quontln Durwnrd .
Riln .
Hobort le Dlablo cl C".
RobInsons de ln N"··Hussle (Los) .
Roi do l'Ivolt'o (Lo)
Sapour Camcmber Le).
Six nouvelles
Tante Cncatols.
Tanle Dorolhde
Teppe nux Merlos (La).
Théatro chez Grond'Mèro (LO )
Trésor de ~uero
.
Triompho 1I0 Bibulus (Lo).
Un ParisIen il J nva .
Un Pnrlsloll aux Phl
l )plne~
Uno IIIstolro de Sau vngo .
VaoatloOS ac Prospu l Lcs).
Voyage <lu mato lot J enn- Puul cn
. AuStraUo.
Voyago (Ju novlco Jean-Paul il Ira·
vers la Frnnco d'Am6rlque .
Yves KorhdlO.
CUla luKuc OIBLI01I1f,l,)tH..
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Teppe aux Merles
Ouvrage illustré d e 54 g r avures
Librairie
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H . II. , d u M 6z ;
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19 J
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Drolu 1& rf'iproductlon OL 110 traduction r6aervéll l'our 10UI pnJ •.
��LA
TEPPE 'AUX MERLES
.- - -- - -- - - -- - - - - - - --
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Jamais foire de septembre n'avait ét6 aussi
belle à Tournu s que ceUe de celle ann ée-Ut. Dès
l'aub e, les rues paisibles de celle petite vill e
m &conuaise avaient été envah ies par la population des villages voisins, précédée par la clientèle plus lointa in e du Charolais ct de la Dresse
qui se coudoyait a u foiral.
L a foul e était enco re plus bruyante sur la
place du Marché où s'amoncelai ent cages à volailles, corbeill s de fruit s ct de légumes, pyramides de livres de beurre éta lées sur des feuil les de choux. Les ménagèl'es citadines allai enl
et venaient en lre les ran gs pressés des Bressunes à large chap eau de denlelle noire 0 l'n 6 d'un e
chaine cl 'o r , ct des Màconnaises de la région
TL!'PE AUX MERLES
f
�2 .
LA TEPPE AUX MERLES
qui portent sur leur coiITe coqueLLe un chapeau
plus élégant, dressé en forme de tour.
Si ce tableau campag'oard était un spectacle
pour les Tournu siens, les villageoises n'é talenl
pas en reste d'observations. L'événement du
jour, dont il étalt question d'un ballc de vente il.
l'autre, c'élait la transformation de la boutique
il. Jo 'e ph Tailland, le drapier, dont l'en seigne
à leUres sai llanles, les peintures réchampies
d'or ct les g laces des vitrines triomphaient d'un
luxe lout neuf au coin de la placo.
« En voilà du nouveau! dit une des doyennes
du mnrch6. Taillulld s'es t mi s au g 'lJro do Paris.
- Oh! comme c'est plus hoau maintenant!
répolJ(lit IIne jolie fi lle de soizo ans. Dès CJlle
j'alll'ni fini l'étala ge, grand'rnère, VOliS me permcltf'OZ d'all er r 'garder ces éloffes.
- Tu as le 1emps, Catherifle, g rolldaln grand'm'l", Quelles pics que ces IilIelles pOUl' courir
ver!! ce qui brille! Moi, j'aimais mieux )'anCiCflllP boutique. N'esl-co pas, TllÏbulldo, quo
tu n'oseras plu s aile/' llllll' 'bandel' de la (;olonnnde chez les Taillund, de pOlll' de payer les
frais de l'épuration do JeUl' hOUlicJlw? »
La voisino aiusi interpellée r \pondiL avec
ceLlo vivacité de IUllgu qui ost famili 'r(' aux
:-i verni nos do La '(lôue :
1
�LA TEP PE AUX MERLES
3
« Non pas cert es, et je n'y
allais guè re déjà
dep uis que le bon hom me Tai llan d
est mo rt, car
son fils fait le gro s mo nsie ur
et Mme Tailland pre nd des airs avec nou s aul
res, com me
si clic n'ét ait pas de Far ges , de
not re pro pre
com mu ne. Est -ce que nou s ne la
tutoyions pas ,
du temps qu'e lle s'ap pel ait Agn
ès Fra nch et?
Esl-ce que nou s ne tuto yon s pas
la ferpme de
son frère? En voi là une au moi ns
qui n'es t pas
fière. Elle m'a ren con trée en rou
te; je por tais
tou t cc bUl in à ven dre et j'ét ais
cha rgé o, vous
pensez! Elle m'a fait mo nle r sur
sa jard iniè re,
à côté d'elle cl de son fils! Agn
ès Tai llan d ne
se sen t pas d'êt re sort ie d'un e
telle fam ille ,
et je n'ai pas pu m'e mp êch er
d'en faire la
réflexion il Madeleine Fra nch el.
- Eh bie n! dit Cat her in ,vo us
l'au rez mise
dans l'em bar ras, car sa bonté lui cou
pe toUjOUl'S
la parole sur le com pte du pro cha
in. Cc n'es t
pas comme Lant d'au tres ... »
Un reg ard mal in diri gé ver s la
Thi bau de
acc entu a ces derni rs mots. Dès
que la gra nù'mèro de Cat her ino fut on pou rpa
rler s av c une
cliente, la jeu ue fillo s'es qui va pou
r alle r admirer do plu s prè s los emb elli ssem
ents du magasin de nou vea ulés .
Ass ise devant SOli com pto ir eu chê
no scu lpté ,
,
�4
LA TEPPE AUX MERLES
.\Ime Agn ès Tailland présidait d' un air bénin
ù l'inaug uration du nouvel é tat de choses de
sa maison; sa toileUe étaiL à la hauteur des
circonstances; elle était coilTée en cheveux, et
des bagues massives ornaient ses doi g ts . Quant
à Jo sep h Taill and, pour juger' de la satisfaction
de son amour-propre, il n'y avait qu'à le voir
rouler à tm vers les comptoirs sa ronde et
courle prestance, et qu' à l'ente ndee répondre
aux compliments des acheteuses:
« Oui, j'ai faiL des foli es ; mai s il faut bien
se m e ttre à la hauteur de son temps 1 1)
Lui ct les de ux petits commis s'agitaient à
déployer des étoffes, à ouvrir des car ton s, le
tout sans profit imméd iat, cal' les campag na rd es
ne desse l'l'en L leurs bourses que lorsque colle8ci ollL é té goo fi éeR par le produit de leur venle.
101', comme jln'étaiL que onze heures du matin,
'les villageoises se bornai ent à regard '1' ct à
marchand er, ct voilà pourquoi Mme Tailland
res tai t ass iso derri 're so n co mpLoir.
TouL Ù co up, sa mine J10n ch alante s'anima.
ÉtaiL-ce bion Mme Hoi s ·1 qui se dirigea it deoit
vers -LI e à tl'Uvers e fi ot de campag nardes
assez malapprises pOlll' g60er la circulation
avcc lcUl:s pani ,:g? Qllel s uccès si la femmo
du médecin Jo 1)lu8 re nommé de Toul'l1us devc-
�L o~
vlaHt'oIS"~
IlIllrclltlllOan\ 1.1 10110 ,Ians 1" lliagusili des 'raillanù.
L
�G
LA TEPPE AUX MERLES
nait la cliente du magas in! Jamais Mme Boisel
n'était entrée chez les Taillan d. Voilà ce que
l'on gagne à restau rer son enseig ne.
Mme Taillan d s'empr essa; après avoir avancé
un siège pour Mme IIoisel et un autre pour
le jeune garçon d'une douzai ne d'anné es qui
l'accom pagnai t, elle deman da ce qu'elle allait
avoir l'honn eur de servir, sans oublie r d'ajouter l'énum ération élogieu se de ses march andises.
(( Je me souvie ndrai de tout cela, répond it
polime nt fm Iloisel , quand j'aurai des achats
à fail'e; aujour d'hui, je viens pour autre chose.
n de mes parenl s, récemm enl nomm é receveur à Tournu s, m'a chargé de louer une maison pour lui. J'ai vu dans le journa l que vous
me parait
('Il pro pos z une don t la descri plion
conv nir. Pourra is-je la visiler ?
- Oui, madam c », répond il Mme Taillan d.
'il était contra riant do no pas COli luI' une
"Plltc, 'Mait toujou rs une entréo en matièr e
fJlI ri Jou l' à Mmo Iloise lla maison dont on
avait hrrilé lors de la morl de tanle Ursule .
« eulemf 'nt, ajouta la march ande, il m' st
imposs ibl de vous 10. montre l' moi- m 'm ;
nous somme s csrlave s les jours de foir . Mon
(ils vous accom pagner a. Il sera enchan té de
�LA TEPPE AUX
~lEnLS
7
celle occasion de voir M. Jacques IIoisel, car
ils sonL camarades de classe au lycée. »
Pendant qu'elle commanùait d'un Lon bref
à un comm is d'ail l'prier M. Eugène de venil',
Mme IIoisel dit Lout bas il son fils :
« Eugène Taillanù est donc Lon camarade au
lycée? Tu ne m'as pas demandé à lui rendre
visile depuis que tu es en vacances.
- Parce que je ne m'en so ucie pas, maman.
Nous sommes de la même classe, mais pa') du
touL copains.
- Pourquoi?
- Pour tout. C'esl un fameux cancre, va, cl
par-drs us le marché un sot ct un afard.
- J acques! en ·ol'e Lon al'got de lycée quo
Lon pC're ne p ut souffrir! »
Au moment où Mme Tailland se rapprochait
d'eux, Ile fut al"l'ôlée par une femme ('o iffée
n M~conaise;
celle-ci dit familièrement à la
dam \ du magasin:
« Agnès, veux-tu me garder l'argenl de ma
venL ? J 'ai alfuiro au foiml et je cl"tlius de me
promcnel· dans 10. foule avec ma bourse no
poch . »
C'étail humilio.nl d' tl'O tuloyée par une p rsonne de campagne d vaut UllO belle dame à
lo.qucllc on avait eu plaisir Ù o.PIH·cnùre qu'il
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LA TEPPE AUX MEHLE S
y avait parilé d'éducation entre les enfants des
deux famill es , Mm e Tailland fut tenlée de cl ore
ce t incid ent désag réable en prenant sans soufIler m ot le sac de tojle bi se que la villageoise
lui tend ait. Une inspiralion plu s l'affin ée la
porta ~ t démontrer à Mme B o isel qu e ce tte
paysann e ju stifiait sa familiarité par quelques
moye ns de fortuno, ct ellc r épondit d'un air de
protec ti on:
« C'es l bion; si tu veux qu e M. Taill and aille
toucher chez le ch angeur les coup ons d'obli gations, tu n' us qU'tl m e les donn er aussi.
- No n, m erci, repl'il la Mâconn aisc . J osep h
m 'a montré lIn e fois comment la cb ose so pratiqu e. Ma tê te n 'es t pas trop dure. J e m'cn
tirer ai sans déra nge r ton mUl'i. »
l'end an t ce coll oq Ll e, r a ttention de Mme LI oisel
s'élait pod ée S Ul' les obj e ts en vironn a nts ; mais
J acqll es dit tout à co up il sa m ère :
« Ma man, c'es t Mme F ran che t qui parl e ici
à cô té ùe nous. »
MIn e ]J oise l sc leva pOUl' barrer le passage il
la. ca mp agna rd e qui sc diô geaü déjà vors la
porte.
« Qu el pl aisir de vou s r encontrer, m adumc
l' ran chet, lui dit-elle en lui tendanl avec corrlinlité ses mains finement ganlées . J'ai ù vous
�LA TEPPE AUX ME RLE S
9
grond er aussi. Vou s êtes venu e ce m alin à
notre porle pour y laisser le joli cadeau d'un
panier de pêches, ..
- C'é lait pour J acques, répond it en so ur iant
Mme Franch et, de la part de mes deux enfa nts.
Philibert et R eine vo ulaient lui faire goùter de
nos fruits . »
Après que J acques eut remercié Mme F ranchet e n lui ap prenan t qu 'il avait déj à dévo ré
se pt pêches et qu'elles é taient « fam euse ment
bonn es », Mm e IIoisel reprit a in si:
« Mais vo us éti ez déj à loin lorsqu ' on m'a
m onté le pani er; vo us nous avez privés du
plaisir de vo us remercier. »
P end ant que Mme Taillan d se réj oui ssait
de se nlir sa dignité sauve , après les démonstration s ami cales faites à sa beUe-sŒ Ul' par
Mme Hoi sel, Eugèn e parut à la porte du food
et dit d'un ton mauss ade ct ll'a10an l :
« Maman , qu'est-ce que tu m e ve ux? Si tu
me dérang es à chaqu e instant , co n 'es t pas la
pein e d' êt re en vaca nces . »
A côté de J acques Hoisel , de ph ysioll omie
intelli ge nte ct fin e , Eu gè ne Taill ancl reiise mblait tl un bl oc de pi erre non dég rossi auprès
d'un e statuette déli cate. Déj à env alJi par l'embonpoi n t patern el, son corps massif av ait acquis
�LA TEPPE AUX MEn LES
à quatorze ans presque toute sa croissance. Sa
grosse figure était encadrée dans des cheveux
frisés à la façon des caniches, depuis que les
vacances leur avaient permis d'esquiver la tonte
réglementair\" du lycée; elle ne gagnait à cel
ornement naturel qu'une ressemblance avec
une tête de mouton mérinos: c'étaÎl le même
air endormi, les mêmes yeux à regards émoussés et la même absence de menlon.
En sc rappelant que ce grand garçon suivait
la même classe que son fils, Mme IIoisel s'expliqua la sévérité de cel.ui-ci ù l'égard de S011
compagnon d'éludes. Jacques devina. sans doule
l'idée de sa mère, car il cacha UDO malice sous
la qu stion suivante :
« N'esl-ce pas, maman, Eugène Tailland ne
ressemble pas du tout à son couRin Philibert
Franchet? »
Cc ful Mme Taillane! qui répondit avec orgueil :
« l>as du lout; je suis bien flattée que vous
le remarquioz. Philibert aurait hesoin d'êlre
mis en ville, dans quelque pension, pour sc
l16gourdir.lI osl tellemont gaucho!
- Mais pas du loul! s'écria Jacques, pen
dnnt {lue Mme Franchet disait à Sil belle-sœur:
- Que P~iJ
i berl
sache lire, écrire, calculer;
�LA TEPPE AUX ~mnLES
11
qu'il connaisse en gros l'histoire de son pays
et un peu comment le monde est fait eb comment il va, ce sera assez, et s'il est gauche en
ville, il sera assez dégourdi pour la campagne.
~his
où est-il, mon Philibert?
- Comment, est-ce qu'il est ici? s' écri a J acques en piétinant sur place. Je veux le voir. »
Philibert parut bientôt et il démentit la répulalion de balourdise que lui auraient volontiers
faile ses parenls de Tournus, Cil allant saluer
Mme noisel avec un empressement respéctueux
ct en sClTantla main que Jacques lui tendait.
Assurém 'nt, Philibert n'avait ni les allures
ni la mise d'un citadin. Son teint Im'dé par' le
so leil, ses mains brunes ct un peu rudes étaient
d'un villageois, ainsi que son costume composé
d'un pantalon de coutil et d'une vesle de drap
légel'; sa cravale 6Lait d'ull bleu trop intense,
f~cheusmnt
semé de Oeurs roses; mais ceR
vêlements couvraient un corps agile et bien
proportionné; les yeux noirs de Phi libcd élaient
pa.dants, el sa physionomie, aussi vive qu'aimahle.
Mme l'ail/and sortit jusqu'au Reui l du ma.gnsin pour voir quel OI'ore de marche le groupe
composé par Mme Boisel el les ll'Ois jeunes
garçons udoplerait pour se rendre à la maison
�12
LA TEPPE AUX MERLES
à lou er; elle fut mortifiée, lorsqu' après avoir
pris amicalement congé de Madel eine Franche t, Mme 110isel eut fait à son fil s certain
signe après lequ el Jacques passa son bras sous
celui de Philibert et précéda ainsi sa mère de
quelques pas. Mme Hoise l les suivait sans faire
attention à Eugène Tailland qui, balançant
dans sa main la g rosse cl ef de la maison à
Lanle Ursule, se laissait di stancer par les
g roup es d'allants e t venants.
« Al l'ès lout, qu'cst-ce qu e cela nou s fail'?
dit Mme T'lilJ and à son mari qui éta it venu
la rejoindre s ur le pas de la porLe. P our vu que
la mai so n se loue, peu imporle qu e Mme noisel
pl'Mèrc los Franch et Ù 1I0US autres ... Je voudrai s hi en savoir comment ils se co nn aissent.
- Eh! ré pondit Joseph Taill and, le do cLe ur
B oisel a acheté, il y a Lrois ans, une peL1Lo propri été près de Farges .
P ndant ces com mentair'es, Mme noi sol visilait la m aiso n du qu ai de aÔ no. Eugène l'introdui sait dan s baq ue pièce dont il ouvrait
les portes ct les volets. P eu intéressés par celle
in spection, J acqu es et Philihert continuaient
dans un coin de la cour l'échan ge (l'informalion s ct de proj e ts entam és d puis leur renco ntre, cl ils avaient LallL à sc dire que ces
l)
•
�• ~IatnQ
••.• qu'ns-LU "
JI
�L A T EPP E AUX MEn L ES
r écits mutu els, entrecoupés de grands écla ts de
l'ire, n'étaient pas terminés lorsque Mme Hoise]
eut fini son exploration de la cave au gr enier.
« La suile au prochain num éro », dit gaiement Jacqu s pendanl que Mme lloise[ informa il so n cice rone qu e le doc teur iJ'ail le lendema in chez ses parents pour conclul'e ce lle
affaire de loca lion.
Lorsque l s deux cousins repril' nl ell sembl u
le chemin de la place du March6) Philibert marcha en silence, sans prêler allenti on aux propos
inlerrom pu s d'E ug 'no qui s'amu sait à sc moqu r d lous [os go ns qu 'il renco nlr'ait. Piqué
do no pas r CCVO il' la r6pliquo, Eugèno finit par
pousse r Philib l'l jusCJu'à ['adosser au vitrago
d'une bouti lill o otlo tenuut arrêl6 là, il lui dit:
« Est-co qu o tu as perdu ta lung uo dans la
cour do tanle Ursul e? ... Tu résorves tes g râces
pOUl' J acques Iroisel. En qu oi los m6rito-t-il
plu s quo moi? Esl-co quo tu 10 cl'ois plu
ri ell e?
- Qu' st·ce qu o co la [ rait ? r6po ndit Philiberl. Ti eus, 11 0 mo pousso plus. Je n'o.ut"tl.is qU 'il
ca:sc[' c tlo grande vitro. Ell o oCt lemit cher à
paye l', bi n sùr. Il
Deni '. !" la g lllc cl co matras in , illl'y avait
qu'un umus cOllru s de pa pi ers ù grav u['es mul -
�L A T EP PE AU X ME n LES
ticolores et doux sébilles ploin os, l'une de r ouleaux d'or, et l'autre , de vieill e orfèvrerie. Au
mom ent où Philibert exprimait la crainle
d'avoir il payer les frais d' un accident, la porle
de ce tle bouLique s'o uvrit Lout à co u p ct dans la
personn e qui on sortit et qui lraversa. le trottoir d'un pas ag ilé, Philibert reconnul sa mère.
Pousse r Eugèno pour s' élancer sur los lraces
de Mmo Franche t, eL dire à ce lle-ci en lui
prossant les main s :
« ~1n.m
a n,
qu' as-lu ? .. Pourquoi es-lu si
rou ge ?.., pourquoi deviens-lu si pâle maintenant? »
Tout cola se passa avec la rapidité d' un éclair.
Mad eleine Fl'anch t s'éLait laissée Lombe r sur un
banc eLelle regardaiL so n m s sans paraHre levoi.r.
Déjà qu elqu es pe rso nn es s'informai nL du
m oLif qui faisaiL pleurer ce jeun e garçon a uprès
de celle r ro me aITaissée sur ce banc. Madeleine Franch 1 passa ses deux m ain s sur sa
Og ure, puis ello dit d' un e vo ix altérée :
« C'était un élourdi sse ment. .. il es l passé .
Co n'es L plu s ri en. »
Le soi!' , pend a nt que Mme Ta ill and faisait
sur ses livr s de co mpLo l'addilion dos ve nL s
du jOlll' , so n mari , so rli un moment pour
prend!'e l'a ir, renLra l,out préocc up é.
�t6
LA TEPPE AUX MERLES
Veux-tu savoir le bruit qui court? dit-il.
Quelqu'un de la campag'ne, une femme d'après
ce qu'on assure, a présenté chez le changeur un
numéro d'obligation ayant gagné cent millo
frallcs au dernier lirage . »
«
�11
Vous partez tôt aujourd'hui, ce qui prouve
que vous avez vile vendu vos denrées el fail
uno bonne foire », dilla maîtresse de l'auberge
où étaienl remisés la jardinière et le cheval de
Uadeleine Franchet, lorsque celle-ci sc pl'ésenta
vers cinq heures pour payer son pelil compte.
Pendant ce Lemps, Philibel'l allait chercher 10
cheval à son rang de file parmi les nombreuses
bôles de lrait ou de selle arrivées le malin il
Tournus, ct qui allaient être successivement
sellées ou aUelées à un des véhicules confusément placés dans la grande cour, brancards
il lerre.
n'habilude Mme Franchet ne permeLlaÏl pas
h son fils d'aller chercher Noiraud 11 l'écurie
do l'aub 'rge; dans ces réunions ùe chevaux
inconnus, il pouvait s'en trouver de vici ux,
2.
«
�18
LA TEPPE AUX ME RLES
et un coup de pied est si vite lall cé 1 Il fallait
que la mère eùt pris confiance dans le savoirfair e de so n fils, ou bien que sa prévoyance
fùt engourdie par le mal de tête qui l'avait
empêchée de dln er, car ell e n'obj ecta rien à
cc lle proposition de Philibert:
,
« C'es t moi qui vais alleler No iraud, n'es t-ce
pas? Il
près avoir payé l'aubergistc, elle s'ass it
sur le banc de pierre de la co ur, ct res ta là, le
mcnton posé dans su main , sans pe nser :'t 1'eprcmlt·· l'i n x pél' i nec de son fil s qui se pi(lu ait aux ardillons du harn ac hemel1l.
l'ililib 'rt n'était pas maladroit ce p ndant;
mais c'é tait la (>l'emi 're fois qu 'il attelait No iraud ,t comme il avait Bo uv' lll obscrvé c 'Lle
op{~ruti
n , il onigrait B'S l'l'curs l'uu' a près
l'a utre. )1 (' lIl- NI' même en serait-il ve llu il hout
SHIIS ta llt de pp in e si sa têL
e Il 'avait été occup ée
il ll ulre chose qu'
~ [ ce fju ' il faisait .
Es t-cr qu 'o n all ait <juitte r Toul'llu s sali s all er
fai l't' 1111 0 pctite visito i~ l'oncl e P 61ms pt (l IL"
d f' II X gr ntill es ol/ sill s?..
i Phi lib l't avait Cil
1(' choix en arrivant n vill o, c'es t chez j'ollcll'
P{' ll' us qu'o n s l'uit a ll é cl lll r i' , pt li on pas 'lI cz
I·o llrl· Taill and où l'on Il ' 'l iait pa s fi l'ni sc .
QII ,II
dilTércnce ntr co g ros Eu gè nc, Sl
�LA TEPPE AUX MERLES
19
gonflé de ses écus, et cousine Ursule si douce
et si modeste, et cousine Rosalie si fùtée et si
drôlelte avec son babil de sepl ans. L'oncle
Pétrus était plus aimable aussi que l'onc1f) ct
la tante Tailland. Ce n'est pas qu'il fût bien
gai ... au contraire; depuis que sa femme était
morte, il élait même très triste; mais cela ne
l'empêchait pas de trouver de vrais moLs d'amitié pour Philibert. Et puis, quoique moins
belle que le magasin de l'oncle Tailland, la
boutique de l'oncle Pélrus Franchet était plus
amusante à. visiler claus lous ses coin!;. ([ yavait
de louL : de la quiucaillerie, de la faïence, des
jouets, de la merceri.e, ct ù chaque fois, cles
choses nouvelles tll'egarder, 1111 las de brimhorions donl Philibert ne comprenail pas lOlljours l'nsage; mais la cousine Ursu le le 1ui
expliquait.
C'était l'aînée de la famill et la fllleule de
cello tante Ursule dont on nvaiL partag6 10 polit
héritage; la boutique de quincaillerie avait été
Je lol de Pélrus Franchet que la viei.lle tailLe
avait élevé.
Quand il cul meno sa hesogne il bonne fin,
Philiberl amena par la bride Noiraud vers le
grand portail, puis il dit un peu llUut pour se
fairc cntendre de sa ID 'l'e :
�'20
L A TEPPE AU X MEn L E S
Est-ce qu'il manque quelque chose, maman? Esl-ce qu e je ne m'en suis pas bien tiré?...
Viens voir un peu. »
Mme Franchet fut debout comme en sursaut,
par un mouvement brusque ; elle s'approcha
de la jardinière, el tout en di sant d'un air
élonné : « Comment! c'est toi qui as atLelé
Noiraud ct qui l'as amené jusqu'jci sans rien
accrocher à lravers ce fouillis de voilures ? "
ell e tourna a utour du cheval et vérifia la
CO lT cli on de son harnachement. P our être
dOllll és n peu de moLs, ses éloges à son fil s
n 'en furent pas moins bien reçus, et Philibert
y pui sa le courage nécessaire il la question
S il i \' aille :
-ce que nous quiLLerons Tour« Maman, esL
nu s suns all er faire une petiLe visil ù l'oncle
r "l"U H?
- Tu m'y fais pe nser, dit-c il à son nI s . .l'ai
encor ' là le petit palli er de ch:uiselns el 1 s
Œ ll fs qlle j'aprol'L
ais à Les cO ll sines. Pui squ e Jo.
voilu .. e cs LnLlel'e, sorLon s d'ici, nOli s l' u r ê l e~
rOll s devant la bouLiqu o à P 6Lru s. Et, j'y pens ,
Ph ilih rt, je Le remercie de m'avo ir parlé cl
Lon 01 1 'Ir . Il Il urai t li du chag rin cl Il pas
nOli s vo ir'. Et moi, je fi mi aise de CltUHer uv c
1ui. C'es t U Il h O/11 me juste, pas en vieux, et de
«
�LA TEPPE AUX MEHLES
2I
bon conseil, ... oui, oui, c'est un parent dans
lequel on peut mettre sa conuance. »
Philibert aurait voulu que Noiraud avançât
vile par les rues; mais l'encombrement y était
trop grand; jl fallait garder le pas pOUf' ne
point causer d'accident dans ce pêle-mêle de
gens aITairés traînant après eux Jeurs acbats du
jour sous forme de besliaux récalcitrants aux
ordres de maÎtl'es inconnus. Enfin, la jardinière
atteignit 10 coin de la pelite rue où la boutique
de Pétrus Franchet était en harmonie avec les
constructions vieillottes qui s'avançaient ou
l'entraient capricieusement sur la liglle de la
chaussée. La plupart do ces maisons, datant
du XVJIl~
siècle, avaient un anneau de fer
encaRt!'é dans une des pierres de taille de
leu!' façade, et cc fut cette commodité d'une
époque où les voyageurs n'avaient pas toujours
sous la main un valel pOUl' tonir leur monLure
qui permit à Mme Franchel et il son fils
d'abandonnol' Noimud après avoir fixé son
licol.
Celle opération n' Mait pas encoro terminée
quand le grillcement d'une sonnelLe rouillée sc
fit enlelldl'e; la porle de lu boutique s'ouvrit,
cl PéLl'IIs Fl'anchel s'avança au-devant de ses
visileurs.
�22
LA TEPPE AUX MEn LES
la bonn e heure, dit-il, vo us voici larù,
mais ennn vo us voici. Mes fill es ont compl6 les
heures, tellement il leur lardait de vo us voir ...
Mais vous n'avez pas bonn e mine, co usine
~ I ade
l ei n e!
Toul voire monde se porte bien?
Vous n'avez pas quelque contrariété? I l
P hilibert n'en entendi t pas davantage ; après
avoi r embrassé so n oncle, il se précipita le
pre mi er dans la boutique cl courut se pendre
au ëo u d'Ursule qui abandonna le rangemenl
d' till e vill'Îne pour faire accueil à son jeune
co usin.
« Où esl Rosalie? demand a. bienlôt celui-ci.
- Ah! vous êles cause que je l'ai grond ée.
EII ne pouvail pas v nir à boul d'appr 1I(I!'e
ses dix lign s de leçon auj ollrd' hui ; ell e ne
P lisait qu'à guetter vO lr arrivée; alors je l'ai
envoyée étudi r par cœ ur dans la sail .
- P urquoi es-lu si sévère av e 'cU pauvre
p ti t ? dil Philiberl; ell e n'a que sept ans ; Il e
110 po ul pas ll'e aussi raisooll ahl qu e toi.
- Vous enLe nd ez, père, dild ouc Ill cnt Ursul
il P6lrus Franchet qui l'cnlm il il. Ill. suil de
Mall ol ine, je suis accusée de l'e nrlr notre
n os 'Uo mallr ureuse ... Ahl hOllj our , ma LanLe,
jl' suis hi 1\ conlente cl vo us vo ir.
- llonj our, ma ni ce, répondit Jlme Fran« A
�1,0
bon !',hrns Franchot courant nu devant do sn cousIne.
�LA Tf::l'I?E A UX
~ I El\
L r:S
cll et, en touchant la main de la j eune fill e ; si
Philibert te reprochait, quand j e suis entree,
de ne pas nous laisser emmener Roselle' à la
cam pagne pour un e quinzaine, il avait raison
co ntre toi. Allez; j e vois votre raison, il. tous
deux, vous 'craignez de vous ennuyer sans clI e.
- Oui , dit P étru s F ranch et, nous serions
tristes nse mbl e si ce luLin no nous égayait pas
malg ré nous ... J e vo us romercie, co usine Made leine, mais ne par lons plu s do ce la. '. No us
verrons l'an prochain.
- Et je puis allor trouve r Bosa lie? demanda
Philihert qu i s'était armé du pani er de raisi n.
- Certaill oment, répondit Ursule, ' eL ne la
ramène pus ici, car vo ici cinq ou six clienls
nrri vant ù. la fil c, t la boulique est si pelile
qll vo us nous gêll eri ez . »
l'sul o dul répondro lout se ul e aux demandes du groupe campag ll ard dont l'c lILI' ~e
agita le lrémolo de la so nll ci,'i , car P étrll S
Fl'all clI 'L ·t sn cousinc slIi vÎr(' nl le j eun e gal'ÇO II ct all èrenL s'asseo ir dans lin coin Il e la sall e
un pou so mbre qui sui vait la boutiquo. Qu ant
il Pllilibcrt, il JI'élait pas Cll core arri vé au
mili eu de ceLLe pi co qu' une exclnmaLi o/l j oye use
partit de l'emlmlS Ul'e de l'uniqu ' croisée qui
l'éclairo'iL sur la co ur.
�L A TEPPE AUX MEI1LES
« Ah 1 te voici , et po urqu oi si lar d?
- Vu, ce n'est pas m a fa u le; répond il P h ilibcrl après avoir em brassé la j olie blond ine tte
f[ ui sa ulillait a ulour de lui , sans remarquer
(ill'elle pié tinait son livre d'é tude .
- J e vais dire bonj our ~l ma Lan Le n, reprit
H.osalie, pui s ap rès avoir fait q uelques pas eo
. avant, ell e aj outa : « Non , je crains de la
llél:anger. Elle cau se bi en sé ri eu sement avec
papa, et tou t h as ... Cc ser a ponr lo ut à l'h eure,
qu an d ils a uront fini. Dis-m oi on aLle lld nnt co
qu e m a cousine Heine l' a di t pour mo i. Et po ur(Iu oi n e vi onL-elle j am ais tl T out'llus'? Es t-ce
touj ours bi en j oli, choz vous? Y u- L- il de bell es
(leurs? Tu sais, j e m e so uvi ens 11. peino de vo tro
m aiso n . J 'élais si petiLe q uand j 'y su is allée !
J e n 'avais que inq a ns. ))
C'éLa it ù l'épo qu e de la m or t do sa m \ re que
Itosa li e ava it passé quin ze j ours chez Res
par enLs do Farges cl, qu oiqu e ses so uven irs de
ce Lomp s-Ià f l s~e nt un peu co nfu s, cli c c n ga rda it Ull O impress ion ùe lib elté au l argo des
ch amp s et un dés ir de la r enouv eler qu e Philib ert acc roissait de Lemp s à autre pa l' ROS descr ipti ons . Cc j our-là , il n e m anqu a pas à so n
r Ôle h abituel, et touL on pi co ra nt ù la faço ll des
moin eaux go urmand s le chasselas du pani e r,
3
�26
LA TE PP E AUX MERLr S
tou s deux garderent les moutons en idée , sautèrent des rui sseaux, cueillirent des mûres jusqu'à s'en barb ouiller, délJi chèrent des œufs,
surveillèrent au four la cui sson de la galette,
ga ulèrent des noix, en un mot, j ouiront en
im agination de tous les plai sirs de la vie
champêtre.
P end ant ce Lemps, 10 dialogue à voix basse
de Madeleine F ranchet avoc son cousin so poursuivail. Au mome.nt où Rosali e s'amusait du
récil des pro uosses équ estres de Philiberl sur
un poul ain de deux ans, Pétrus Francll et répon.
dail tL sa visileuse :
« Oui , j
omprends vo lr crainte d'un faux
espoir donn é 11 vo tre mari . Claud e n Ia tMe vive,
ct ce serait un co up ll'O P dur pour lui s' il élait
trom pé après s'êlre fi guré... Éco lllez, pui squ e
vous craignez lJ.ue Cl a ud e ne se monl )a têl "
ne lui diso ns ri en avanl d'ê lre bi en sûrs. Donli ez-moi le numéro de cell' val ur , et j 'imj
cOllsulter' il Mt\con le Lallqui er V" ' , (lLli co nn all
loutes ces choses de son état et ù qui l'oll peul
avoir connull ce .
- Merci bi en, P étru s ; ma;, co mmellt me prévi ndr Z-VO ll S? Ce qui m'oc upe surtout, C'oflt
la trunquillité d'esprit de m OIl mari. Voyo ns,
comm enl m'av is l'CZ-VOUS do la vérité? Il
�LA TEPPE AUX MEn L ES
27
P élrus Fran ch e t eut un bon sourire sur les
lèvres ; m ais au lieu de r épondr e 11 Madeleine, il
se leva e t se diri gea ver s le groupe formé pa r
Rosali e e t Philibe rt, assis l' un en face de l'aulro
Sur deux ch aises ba ses , les pieds juch és sur
les ba ITeaux d' une a utre ch aise qui supp or tait
le panier de r aisin ; chacun d'e ux len ait iL la
main u ne grappe en tamée , e t tou t en gobant
l'un apr ès l'autre les grain s r ou ssis par le soleil,
ils jasaien t avec un tel entrain qu'ils n e s'aperçurenl. pas de la fi n du co ll oq ue de leurs parents.
\( Oh 1 co mme cela doit être amu sa nt, les
vend anges 1 di sait R osalie a u m om en t où son
père s'ap procha it d'elle.
- E h b ien , ma Hose tle , dit celui-ci, tu les
vcn as ce tte a nn ée, si tan te Madeleine vcut
t'emm cll ci' tout d ~ sullc av celle.
- Vrai? papa, s'écri a la bl ondi nctte en s'élançant] s b ras ouvert s vers P é tru s Fra nchet, qui
la r eçut da ns ses bras et la livra ensuite aux
ba iser s de sa La nte.
ui , co n ti n ua- t-iL ensuite , tu passer as là hM lIne di za ine de j ours ou un pc u p Lu s, enlin
ju squ 'à '0 qu o j'aill e te c1 lO rch r a près u ne
Il lile toul'n ée qu e j'ai 11 fa ire à Mâco ll ..... Phi libcrt, ve ux- tu vo ir à la b outiqu e si Ursul e Il
nni de se rvir ses cli nls? No us irions gard er à
�28
LA TEPPE AUX MERLES
sa placE: pendant qu'elle s'occuperait des alTaires
ùe Rosalie ... y va-l-il d'un bon pas! Il paraît
wntent, lui aussi, d'emmener nolre Roselle. »
Si Phil.ibert était content! oui certes, ct pour
son compte et pour celui de sa sœur qui allait
être si agréablement étonnée en voyan,t arriver
sa potito cousine .
Une domi-heure plus tard, Noiraud tl'otlinaÎl
sur la grand' route qui, do la va llée où Tournus
s'étend au bord de la Saône, remonle vers les
hauts plateaux où sc groupent successivement
Le Villal's, Farges, Uchizy cL uint-Oy n, Lo
HoloiL s'ahaissait sur L'horizon, el leignait de
pourrI" un amas de petits nuages folftLres que
la hrise faisait courir e n huiles de mousse
légère dans le loinlain du ciel.
«
hl comme iLs sont jolis, dit Hosalie àson
cousin , et Olllme on en voil lal'ge du ciel dès
qu'on Il qu i ttc Tournus où 1 s maisons J ' cachent. Sais-Lu, ces nuages roses SU I' ce bleu, ça
ress mbl.o tL ta cravate ... mais n gl'und. Ello
est jolie a ll.ss i ta cra~to,
Philiberl. »
]1 se miL iL rire: « Eugène l'a trouvéo Lrès
la id e, repondit-il; el le a trop do couleu rs pOlir
l 's gens de la vi lle. »
Il s ôtaient bion ù l'uis pOlir caus (', car sous
pr6texto (lue Je si ge de la jardini '1'0 n'éLail pas
�29
LA TE P PE AUX MEnLES
assez large pour lrois perso nries , ils avaienl
obtenu de s'établir à. l'inléri eur, Rosalie sur
sa vali se , et Philibert sur un amoncellemenl
de paniers vid es . Absorb ée par le soin de conduire el pe ul-êlre aussi par ses préoccupations,
Mme Franchel ne relourna pas la tète en arrière
une se ule fois pendanl que Philibert faisait à. sa
co usine les h onneurs du paysage, lui nomman l
l'un ap rès l'autre les grou pes de h ameaux dissé min és dans les prairies de la vall ée ou monlanl vers le plaleau à la lisière des vignobles .
« P eul-o n voir votre maiso n ? Monlre-Ia-moi,
di sail Rosalie chaqu e fois qu'un loit de briques
Oll d'ardoises se dessinait sur un fond de feuillage .
_ P as enCO l'e, disail ch aque fois Philibert.
Ceci esl L Villars.» E l plu s loin: CI No us n e
so mmes qu'à Farges .
_ Eh bi en , r epril Rosalie pend ant qu e la
j urdini 're lravel'sailla grand e r ue de ce village
el qu e Madeleine Fra nchel éch angeait un salut
cO l'tli a L uvec chaqu e vieill e femme occ up ée il
Ill er sa qu enouill e devanl sa porle, eh bien!
pui squ o vous ôtes de Fa rges, volre maison doit
êlre un e de c .1I es-ci. Di s- moi laq uell e, car jo ne
m' n sO ll viens plu s du loul.
- Allends un peu », dil Philibert.
3.
�30
LA TEPPE AUX MERLE S
No iraud, qui se n lait son écurie , allon gea le
pa s a u sorlit- du village e t s'enga g ea vivement
J ans un ch emin vicinal hord é de haies de 'mCtri ers qu ' ( ~n l aç ient
des fes tons de clémalit es
sa uv ages , il m a rab outs éc bevelé s . Ce chemin
rn on laitle co leau q ue domin ail une r angée de
n oyer s plantés au-des s us d'un leJ'rain gazonn é
où des blocs pien eux saill aient çà et là. Audesso us de ce tle prairi e n a lure lle, ct au ni ve au
d'une vi g ne LL pa mpres colorés , un c m aiso n à
demi vo il ée par un ridea u d'(l. l'brcl'l fruilier s
élcnda it a u midi sa façadc "gayée pal' une treille,
cl r Ilduc pillore sque pa l' so n escalie r de p ierre
intéri eur , protég é p al' l'ava ncée du loit qu e soulena it un pilier do hois en louré de pI a illes g rimpanles .
« Heg:1l'(] , dil Philib ert il su. co usill e, esl-co
q ue lu 11 e reconnais pas la T' ppü a u.' merles ? Il
�111
Cc nom de « T ppe aux merles» donné il
une propriéLé rurale doiL pal'a1Ll'e sin guliel' hors
du Lerroir m fl.connilis; mais ILL, dan s LouLe la
1'6gion qui descend de s limites do l'anci enne
Bourgognc tL celles du 1; OI'ez el dll Lyonnais,
co mol do teppe signino un lerrain non défriché
fOllrnissant aux bestiaux , c1n.ns l'inlo'rvn.llo de
ses buisson s sauvagos et de scs ro cs effleuranl
le so l, la pil.Lurc courte el fine d'une prairie nal\ll' 11 0. Presque chaque commllne po ss'o de sa
Leppe, rall gée naLurellemcnt au 1l00lbre de ses
biemi les plu e; chéLifs, el S Ul' laqudlo chacun u
droil cio pacage pOUl' ses chèv res ou ses mou101l S, ct il st curi eux que la tl'lldition populaire
Il. beaucoup do ces loppcs ues 110ms
ail us~;oci6
d'oiscaux, coml11P dans l'exemple de la « Leppo
aux l'ami 'rs" à Gi1:)lIy, cL dalls celui de la « Leppe
�32
L A TEP PE AUX MEU L ES
aux merles» conservé à la propriété des Franchet. Cela tient sans doute à ce que ces teppes
sont un débris des forêts qui ont autrefois co uvert la plus grande partie du sol de la France ;
les quelques arbres qui leur res Laient devaient
êlre l'asile des tribus ailp'j)s des oiseaux de passage ou de séjour consLant dans noLre clim at
tempéré. C'est touj ours un fait naLurel bu un
souvenir historique, pal'fois légendaire, qui
fournit les noms consacrés pal' l'usage.
C'éLa iL à un premier labour d'automne que
Claude Franchet avait co mpLé occuper la j ournée que sa femme et so n fils passaient à Tournus pour la foire ; mais il 0. vai l si 1es Lem nt
mené sa besogne, ou, pour mieux dil" , il l'a vait
comm encée de si bon matin que les S' II M ·ts de
so n champ de blé se trouvè rent LOll s Iracés en
lignes PI'o rondes et dl'oiLes un peu ava nL midi.
« VO il1L papu qui rentre avec la charrue cL
les bœl! rs » , cl it la peLi le Rein e à. J un neUe,
occup ée ù di sposer le dlner du laboureur dans
un panl ' 1' .
Reino dovait êLre chargée d'emport l' ce cliner
touL chaud, ct olle s'était faiL une f \Le do ce
repas ù prenclr·c avcc son pèl'e au bout du champ,
tous deux ass is au bord du fossé, les pieds dans
l' hcd.le et sur lee liges de menthe qui en Lupi s-
��34
LA TEPPE AUX MERLES
saient le fond, les épaul e acco lées aux vi eux
saules , Elle s'élait promi s un grand plaisir
d'avoir so n père il el1e loute se ul e, Ce n'all ait
pas êlre la même chose à la maison où les vides
à la lable de la maman et du gra nd fr ère rendraient le repas tr iste,
E l) errel, il ne fut pas gai; Cl aud e Franchet
expédia sa so upe ct le lard aux choux ; cc ne fut
qu'au moment d'e ntamer le fro mage de chèvre,
dur ct s'émiettant so us le coul au ~ l la façon
d' un morceau de savo n sec , qu'il cl ma nd a :
malin ? »
« Qu 'a-l-o n fail ici dop uis
J ann elle dînait avec ses maitres, au bout do
la labl e qui lenait le mili eu de lu grand e cuisin e; (', n'était pas par' beso in d'è lr s,ervis quo
les Fran hot avai 'nl un dom stiqu e, mais parc
que J '8 soin s il donn er aux bes ti aux l aux hOtes
1Iomh!' ' ux de lu bllsse-co ur ain si qu Je Il lIfTO
à hallr ot) e lin ù fil er élai lit un o lI\c h uudessus des forces d'un e seul e pOl'so nn ; .r 'UIl Il Lle "agnai t hi Il à s s maîll'es 1 ]lu in li u' 11
mang ait '\t ez 'ux, cal' ,Il e ne recul ait devant
au un o h ·sogn champ l n', l plu s d'un fois
ell e ava it "parg n '. tl Claud ' Fm nchr t la dépense
d'un lâcheron gagé . Auss i gal'd nit- Il e son
frunc parl !'I', ain si qu 'il y puru t il su l'épon e,
« J , JI 'u i pus aba ttu aulHllt d'ouvras' qu e
�LA 'l'EPPE AUX MERLES
35
vous, not'maÎlre. L'écurie est nelloyée; j'y ai.
semé une litière neuve; j'ai haché des orties
pour les dindonneaux, et j'ai cuit au four le
pain que Mme Franchet a pélri hier au soi r;
ce qui fail que je vais me repo's er en filanl sur
le pas de la porle, tandis que si vous avez peiné
pour finil' volre labour il midi, m'est avis que
c'est pour monler ensuile 11 la t ppe VOliS casser
es r ins il tirer quelques rocs, pendant que
votre femme n'est pas là pour vous en rn pèch r. »
ans so fl\cher, Claude Frnnch t répondit:
« Tes choux ct lon lard s l'ont fl'oids, Jcanncll , si lu t meLs tl rn fair des remontranc s ... Et loi, Reine, as-tu bien travaillé co matin?
_ Papa, il fautloul vous dir ? c'c!ll qu'i l ya
du joli... t du moins joli dans ma conduiL !
_ Bi n SÎll', il faut l ut mo raconter, r prit
Claudc Franchet n on sidérant avec plaisir la
Jl lit ligure bru Il \ penchée v rs lui . Un papa
doil tout savoir; d'aillours, jo n suis pas terl'iblo.
_ Eh hi Il, papa, dit Hein
n haissant les
ycux,j'ai mal comm nco majoul'Jléo, .. en pleul'ant do voir pari il' Philibcrl. Co n' st jamais
mou tOUl' d'aller ù Toul'J1us. ~t puis j'ai com-
�36
LA TEPPE AUX MER LES
pris que c'était laid d'être jalouse , el j'ai aidé
Jeann eLLe ; ens uite, je suis allée prome ner les
oi es; ell es m'ont donn é du mal un momen t;
elles étaient tou tes enlrées dans le champ de
sarl'asin de la Thib aude.
- En voi lü une bergère maladroite , si cli cs
y Maient toules entrécs ! dit Claude Franch el;
iile suffisa il d'emp êcll cr la premiè re qui a voulu
fran cllir le ll'ou de la haie.
- Ah 1papa, c'esl que j 'étuis assis!,) avec IllOn
livre pou r étudier un e fabl o. Maman a pour ; lu
sais, que j' ubli o p ndanll 'élé ce Cjllej'npprends
l'Iliv r à r ~coi.e,
ct 11· mo fuil éc rire cl lire
chaquc jouI". Co malin, clI o m 'a pro',nit:; do m e
rapJ!0r!pr 1111 0 pO\lpée de Tournu s el de me lu
dOllll cr cc Hoi r si j e sais ma falli e . Vo il tl p01I1'quoi j o l'ai étudi ée. gl j la sais, papa! ,l'ai ga·
gué ma poupée.
- Elles oios onl fail dn rava ge cllez la Thihaud .
- Non, pnpa, j'ai couru si vilo up rès 011 s.
Ensuite, j sui s l' OV nue ici; j'ui Illvé les pol~
cl· la luil(,l'ie, et lrès bi on, n'es t-cc pas? Je uIIIl Llo... mai s j'ai
\1 oncoro un mauvais mom'ul cJlltlnd je l'ai vu l'onlr r uv c les bœufs .
.J'étais si co nlente de dînor avec loi so us les
sa ul os .
�L A TEPPE AU X MEJ\ L ES
37
_ Eh blen, pour remplace r ce dîner, dit
Claude Franchet, tu viendras à quatre h eures
m'a pporter mon goùter à la teppe, et nous m angeron s ensemble au bon air de là-h aut. ))
Relo e f;o:rln nL leo ole•.
Il sc leva el alla choisir à l' ab ri de la gl'll.oge ,
parmi les ouLils ara loires S'isant il tetTe ou accrochés au mur, un pic et UIl O pioche qu'il j ela
so n épaul e droite.
J oa tl/l eLlo prÏl sa qu enouill e , la chargea de
chan vro, et alla s'in sta ller sur Le balco n qui forillilit 11 la hauteur du pre mier étage le pa Lier de
l'escalier exléri eur. C' éta it sa récréaLion, 11 elle,
de tourn er le fu seau il ce poste favori d'où son
SUl'
�38
LA TEPP E AUX MER LE S
œil pouvait inspecter les bâtiments qui entouraient la co ur, et veilLor pal' delà le grand porlail, sur les divers champs de la propriélé. Dans
la saison des fruiLs, les maruudeurs sonL si har di s 1
Au bouL d'un moment, Roine alla donner du
grain tl ses perdreaux, deux jolis petits d'une
couvée de juillet que son père avait lrouvés
clans un si llon au momenL de coupor le blé.
'avait élé une grosse aITaire do los apprivoiser ;
Phili bert, LI' s adroit do sos main s, leur ava it
co nstruiL un o cage ou, pour mieux dire, dos
barri res ot un toit en fil do fol' tressé pour les
mpècher do pl' mIro 1 ut' vol hors do Leur
compartim nt de basse-co ur; il avait mb lIi
leur pri so n en pLu.nlanL au mili eu un poLiL
arbu sLe eL n meUanL dans un co in U/I maisOlllleLLo formée d'une vieill o 'uisse do bois
av'c un lit do foin et de paill o et pour vue cl
barr uux, malO"ré l'observa tion du pre, que
1 s p l'dl' aux no s pO l' h ' nL point. Les p l'·
cl rcnux élaient enco re sau vag s; ) urs oITarouch lU nls impnli nlaionl H in o; lie ouL tôl
ct 11 s' n
fait do 1 ur donn er lout' pi La n
r vinL sur uno marcho do l' scnli or , le li vro do
fables sur s s genoux, los cl ux mains sur 8 s
or il! s pOUl' n'ê lro dislraiL pUl' aucun bruit.
�LA TEPPE AUX MEULES
39
Elle s'entendait à peine elle-même marmoller
les vers de sa fable; peu à peu, le ronron de sa
récitation à demi-voix. sc ralentit; les petits
doigts s'abaissèrent sur le livre, les genoux. fléchirent en avanl; la lêle de Reine ondula en
arrière ct vint sc reposer SUI' un pan de la robe
de Jeannetle, assise sur le palier juste au-dessus de la marche où la petite fille s'élait postée
pour l'étude.
« Bon! sc (lit Jeannelle, la voilà parlie pour
10 pa.ys des rèves. ELLe va, hien sûr, songer de
fables ou de poupée. Jo ne l'éveillerai qu'à
quatre heures. »
Le panier pour 10 goûter était moins lourd
que celui donl Reine aumil dÎI sc charger à
midi si son pèro n'élail pas rentré; mais la
petÏle fille ne monla pas 10 sonlier en zigzag
du coloau du pas alerte donl elle marchait
d'hahitude. D'abord, quand ello s'Mait mise en
route, ses youx et ses idéos éLaient llcore un
peu cm brouillés par 10 sommeil, mais peu à
pOll, après avoir regardé la roulo de Tournus
'par laquelle allaienlrovcnil' maman, Philiberl ...
cl la poupée, elle sc d manda si SOIl p 're allait
"lre loin sur la Leppe, ct puis cc qu'il pouvait
bien y fairo avec son pic, ol onsuito pourquoi
maman serail fD.chée d(l le voit· occu,6 lit.
�40
LA TEPPE AUX
~1EHLS
Quand on réaéchit, ne peut pas marcher vite;
du moins, c'é tait le cas de Reine qui s'arrêtait
de temps à autre lorsque sa petite cervelle
ruminait ce tte so de de devin ette dont elle ne
trouvait pas le mot. Ce fut pendant une de ces
pauses qu'elle h'essaula en entendant crier de
loin:
« Ho 1 holà, R ein e, vite le goû ter. J 'ai gag né
faim. »
La voix du père ve nait de ce joli coin de la
teppe que Rei ll e et so n frère aimaient e ntre
tou s. Il y avait là, [' un près de l'autre, deux
qual't i rs de roc que lellr forme creusée au
milie u el en avanl r Hel aiL commod es pour s'y
nsscoit'. On y étai t comme RUr de ux petits faute uils - lin pell durs pUÎsqu'il.s n'étaie nt tap issés que de mousses blanches et juun s tOlites
sèc hes . - N'imporle; on pouvait s'y carrer, s'y
étahlir pour une din eUe et une caus l'i e, s'y
amuse r à l' gard (' au loin, cal' on ap rcevn it
ri là toule la va1l6 ùe lu "aCme et ID 'm , ail
fond de l'h orizon, les dou.' clochers d l'abbaye
d , ainl-Philiborl de Tournu s. L à, Heino t SOIl
l'rh avai nt so uv nt parlé de l10suli et lui
avai nl envoyé il tnl.VOrs l'espace leurs a mili és
qll 'il s lulrw,saient aux clochers de l'n hbny ,
~e ul! ; visibles d lout l'amas de cO Il struction s
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�LA TEPPE AUX MERLES
composant la ville; là, tous deux se trouvaient
mieux pour échanger leurs confidences qu'à la
maison où l'on était toujours dérangé par
quelque besogne à fair e.
A mes ure que Reine approchait, elle ne s'expliquait pas les amas de lerre remuée el
élev;e en petits tas d'où pendaient confusémenl des molles de gazon ct des bruyères,
ra cin es Cil l'air , qui lui barraienl le passage;
mai s ell e Il e put s'e mpêcher de pousser une
exclamatioll de cl agl'in lorsq u'arrivée en vue
J e SO li pèro, appuyé sur son pic d'unc main el
de J'autre s'ess uyunt la fig ure l'ui sse lunle de
gu('UI', elle aperçut un des cl ux rocs déraciné
dll sol el TlI ontrant à la place du faut euil tapi ssé
de' mou sse une surface pleine d'aspérités lerrCl/ scs.
(( Oh 1 papu ! g'écriu-t.. elle, quel dommage 1
(lu dil'U Philibert de ne plu s Lrouy r so n fautClIil? Est- e que tu veux planter un noyer dan s
cc grand. trou que Lu as foil?
- .re yeux hi n nulro chose Il' pondit Cluudo
Frullcllel en jelant aulour de lui sur la teppe
\lll rogard domillate\lr; je te l, diml s volonti ['S, al' ela l'intéresse, ml.tis lu ne 10 coml)l'c lldrni s pa ~ . Philib l't )0 sail, lui, t il ne
l' gr II ro. pas c ffiuudil l'OC qui m'a tanl fait
1
�LA TEPPE AUX METILES
43
peiner el que tu appelles son fauteuil. Mais,
voyons le goûter. »
Tout en tiranl de son panier un gros morceau
lIe pain, un fromage frais dans sa casseUe de
fer-blanc percée en écumoire, et quelques pêches, Reine dit iL son père:
« i Philibert te comprend, moi aussi je te
comprendrais, va .
.- Eh bien! lui dit son père après lui avoir
fall signe de s'asseoir à ses côtés sur l'herbe,
voici pourquoi j'ai ... déménagé le fauteuil de
Philib er t. Mais d'abord, tu vois d'ici toule notre
T pp aux m rI es : la maiso n, 1 s granges, la
vigne, J s hamps ct le verger?
- Oui, papa, répondit Reille uprès s'être débanass6e du MiLlon temporaire de la pêche
dans laquelle ses d nts venaient de laisser 1 ur
mUl'qu .
- TouL c ln, ma petit, ropril Clande FranC~let,
n' élait autrefois qu'uno lepre co mme celleCl, c qui faiL qu'on on a laissé le nom iL loute
la Pl'O]l l' itllé.
- Tu as vu ela, papa?
Il! lion, ni moi, ni mêm mon grandP"I'O, ni m "m peul-être son gJ'und-pèr , à lui.
l,' n fnllu 11 aucoup cl Franch t, l'un après
1 ault·c, usant leurs bras ct peinanl iL la tâche,
�44
LA TEPP E AUX MERLE S
pour fa ire d' un e terre sauvage un e propri été de
rapport. J 'aurais été curieux de savoir à quell e
époque mes anciens ont comm encé à défrj cher
la teppe ; mais autrefois, les paysans ne savaient
pas lire, et les regislres des paroisses étaiont
bien mu l tenus; mais il es t cerlain qu' on 1745 ,
les Fmll che t de la Teppe aux merles prospéraien t, pui squ'ils ont fait co nstruire alors les
grauges, trop grandes maintenant pour m s réco lles, et le grul1 d porLail de la CO Ul" qui porLe
ce lle date sur la pierre gravée de so n linteau.
- Il s élaient donc plus r i h es que loi, papa,
pui sq u'il récoltaienl davantage?
- Oui ; le champ do la Thibuud e leur apparlOll aiL l aussi 1111 0 padie du clos que le docl ur
Hois 1 a acheté; il a vu 'e la dans les ùrchi ves
du notaire, t il mo l'a dit.
- EL po urqu oi 1 s Franchet ont - il s vendu
C(~S
Ir !"l'es? deill and a Beill e.
- Comm nl le savoir ? ails doule par suite
d'un pari age apl'èR la mort du pÙre. Il y a ' u
d 'S Fra nehet qui n'ail11 nif' lI t pas la "Iluf' , l6moin le p1'f" h to n Oll le P 6tnl s (lu i S'O II 'st 11,11 0
fa ire du . mm J'ce il Tournu s. MO Il g ra nd- p'. r ,
fi oul los so u vc ni l'il rotll onlaiellt loi n, étai t J'od
pO Ul' ra 'ontel' tout co qu 'il uva it vu cl IIl 'udu
dil' des l'l ions. Voil à c IIIm lit j 'ai Stl qu o Jo
�LA TEPPE AU X IImnLES
bonhomme taillé en dessin d,a ns le poleau de
bois qui so utient la grange était un certain Philibert Franch et qui avait voulu ttLler de l'élat
militaire, parce qu'il préférait un bel uniform e
il la blouse. Tu sais , c'esl celle fi gure que lu
appelles « le gén éral ».
ui, s'écr ia Reine, il est très ge ntil avec
son chapeau à cornes, ses cheveux en deux rouleaux, sa veste avec comme des raies de passementeri e, cl son épée qui p nel sur le coin retroussé de son habil. Est-cc qu'il est devenu
gé néral?
- P oint du tout: il a dù mourir simpl e sold at
en Amérique, où son r égim nt élail au ervi co
du roi de l' ran 0 d'alors qui élait Louis XV.
Mon grand-père m'a so uvonl dit que son aïeul ,
h lui, avait long lemps espéré le l' lour cl Philib rl, et cru) voir revenir co usu d'or. Mais
on n'on a j amois onlendu pad r, cl si je puis
le fi xer l'époqu où e Franchet a quitté la
charru pour l'épée, c'est qu le docLeur JJ ois 1
a roconnu uu uniformo du temps de L ouis V
dans co qu'il a pp lI o le bas-rolief du pol au cl
la grang ... Mais lu m'omm nes si loin av c les
queslion s que lu m cl roules. Qu'ost-co que lu
voulais c1 01lC savoir ?
- Mais, papa, p ul'qu oi lu as cl "(onC'é 0 roc
�46
LA TEPPE AUX MERLES
et au ssi pourquoi JeanneLle grondait après toi
et disait que maman ne serait pas contente.
- Vo yons, r eprit Claud e Franchet, si tu es
aussi intelli gente qu e tu l'ass ures . J e t'ai appri s
à quoi se sont appliqués Lous nos vieux Franch et d' autrefois. Tire les rapporls ... Eh bi en? ))
Il in e res ta pensive un mom ent ; puis ell e
baLlit sos main s l'un e contre J'autre, ct s'écria :
« J'ai trouvé ! Tu veux culli ver ce qui resle
de tep pe ... Mais, papa, aj oula- l-e ll e d'un ton
moins enthousias le, crois-lu qu o tes anciens
aieul trouv6 aulanl do roc sur l'aulrc sol qui
descc nd en pl ain e ?
- Bi en s ûr que non, en voilà un e r aison ,
répondit Cla udo llranclt ol Ull pell co nlrari é. Tu
parl es co mmo la mère qui croit quo tout 1
dessou s de 10. cOlo esl ro caill o cL qui dit qu e j e
penlrai mes peill s il défo ncer ("cs rocs . P OUI'lanllu vo is qu 'il y ad e la t [T O, lhi.f' 1l profond ,
SO II S celui qll c .l'ai arraché. Ces lrois Il d arcs
pI aillés Cil vig ne produiraient plu s qu o touLe lu
propri été II C fail mainlonallt; mais il y /1 a du
trava il il -h ull ge r la fnco du RoI! 11 fuudruil di x
ollVl"i ors pelld ant des moi s ct des Ill Ois, ot qu o
d'UI't;f' llt il dépC' /I s r! TIL I1l r ro Ile ve ut pns
olll olltlr parl r l' ri celn, ol cl 'l' a rMolll nous n'cil
aV OJl S g uèr , ayant ft [luyo r ·!tU(!ll C UUf) \ à 10
�LA TEPPE AUX MERuES
tante Ag'nès Tailland le revenu de sa part d'héritage jusqu'à ce que je puisse lui racheler ce
qui lui apparlient sur la Teppe aux merles.
Alors ne pouvant pas faire cc que je voudrai,
dès que j'ai un moment qui ne cause pas de
préjudice à ma culture, je viens ùonner des
coups de pic ct de pioche par ici, Je proftle
loujours, je puis bien te le dire, des moments
où la mère est absenle afin de ne pas la conll'ariel', la bonne ct ch r femme. Elle se fail un
chagrin de mon jd6e que la forlune de nolre
[amiUe esL ici t que, faute d'argent comptant,
je ne puis la réaliser.
- Bah! dit Reine, il ne faut pas te tracasser
de c la. L'argent ne rend pas les gens plus heul'eux, val»
Claude Franchet sc mit à rire de la gravité
avec laquelle sa fille avait prononcé celle
maxim , ct il s'amusa même à la laquiner C. l
lui rappelant le plaisir qu' lie avail chaque
dimanche à glis!'ler dans sa tirelire sa pièce
de deux sous hehdomadaire; mais un regard
qu'iL jela sur la route 6pal'gna à Reine le soin
d'accorder son opinion sur la. forLune av c sa
propre joi à augmenLer sa petite épargne.
« Tiens! diL Claude Franchet, voilà nOS
gens qui l'eviennent de Tournus.
�48
LA TEPPE AUX MERLES
- Où donc les vois-tu , papa? demanda Reine
après avoir observé, elle aussi, toutes l o~
courbes du ch emin vicinal depuis les dernières
maisons de Farges jusqu'au porlail de la Teppe
au x m erl es .
- Au delà de F arges, répondil Claude Franch et, bi en loin encore. Roga rde enlre la fil e
d'ormea ux . »
Dan s ce vas te espace étendu au-d essous du
coteau , la g rande roule traçai t un la rge ruban
bla nc j elé en ondulations 10 long des cultures
vortos ou j auni os par l'aulomno; le rogard J.o
n ine erra d'abord au h as ard cl fu t long lcm ps
av anl de découvrir co poinl mouvant qui apparai ssait et di sparai ssait tout à tour solon qu 'il
éta il voilo par qu elques arbres ou dégagé entro
los h aies des vi g nes en b ord ure sur la l'oulo ;
mais quand olle eul di slill g ué ces fIll 'lqu os
lig nes 10intuiu e8 , il lui fut impossibl e ùe l' CO Ilnaître sn. ro br l Philiberl.
(( Es trce qu e lu no lromp es pas ? dit-ell e iL
SOIl P 'l'e ; il n'y a qu ' un e so ul e pcrso nn o S UI' 10
siùge, el d'i ci on la voit si petil qu e j 110
reconn ais pas m aman. Et où osl donc Philibert ? »
Cla udo Fra nchot n o pouva it pas l" 'po ndr'e à
cello (lu os lion. Pllilib ol'l, aSH iH uvec 11.08alio
�LA
T~PE
AUX MERLES
49
dans l'intérieur de la jardinière, étaÎl invisible
à celle distance; mais le doute qu'exprimait sa
fille ne le gagna point. Il était sûr de reCOnnaître l'allure de Noiraud, el comme il voulait
être au logis pour recevoir les voyageurs à
leur arrivée, il reprit sur son épaule ses outils
de travail. ncine le suivit en sautillant, et en
faisn~
des commentaires sur la belle poupée
qu'elle s'attendait à recevoir.
fi
�IV
Le père ct la mie élaient renlrés nu logis
lorsqu o la j ardini re apparut au cl "Lo ur du
ch emin vicinal croisé pur la coude allée de
pomroi 1'8 qui menait au portail enll'e les
cll /lmp s Ilppurt nant aux Francll el. Dès qu'il s
Onl ndirenllo bruit do roues ot les hellni ss m nts d Noiraud, qui f 'lait 1:) 011 retour en donnant de la voix, tous deux travers renl la co ur
pour all er au-devant dos voyageurs.
Ceux-ci avaient modifié 1 ur in stallali on
qu Iques minut s auparavant; Philib rt s' Lait
Msis S III' le siog'e iL c6L6 do sa ITI ' [' ; qu anl à
Ilosa li o, il n'y avait plus l'i on do visibl o do
l'ons .mhl gai cl pimpant qui co mposait sn
p lile perso nne : plus d gentille lêl 1.t choveux
blond s ébouriffés ; null trac de ces petit s
pieds sautillants qui s'é laienl agités pOlldanlla
�LA TEPPE AUX MEnLES
51
première partie du voyage à l'idée des bonnes
courses à travers champs. Est-ce que l'impatience de ces petits pieds-là les avait fait sauter
hors de la voiture pour une première eAcursion?
La jard iniè re ap paru\ au d6Lour du . homlD.
VoiliL certainement cc que Reine aurait tout
de suite demandé à sa mère si elle avait Je
moins du monde espéré la visite de sa cousine; llIais olle ne complail pas voir 110salie,
do sorle qu'elle alla droit il sa S'l'oncle préoccupation du moment Cil disant à Madeleine Francllet, dès que celle-ci eut mis pipd à Lerre :
�52
LA TE PPE AUX MEn LES
« Maman, je sais ma fable, pas seulement
les trente lignes que tu m'avais marquées ; j'ai
fait la grande mesure, je la sais tout entière.
J 'ai pensé que ma poupée en serait plus belle.
Oh! montre-la-moi tout de suite, ve ux- tu ? ..
- Ah! ma pauvre petite, répondit Madeleine
Franchet, je suis pein ée de te désappointer,
mais je n'ai pas l'apporté ta pou pée . Ce n'est
pas faule de bonne volonlé ; c'es t que j'ai été
toul'mentée par un gros mal de tête, ct je n'ai
plus pensé à ce que j e t'avais promis. Ce sera
pour la prochaine foi s qu e j'irai à Tournus. »
La ngure do Reino s'allongea, et elle sentit il.
s s ye ux des pi co tementRqui l'obligèrent à se les
fr otter du bout de ses doigts. C'était hi n la pein e
d'avoir tant étudi é toul e la journ ée! Mais n
ent nd allt son père s'inqui ét r de ce mal de tête
dont maman avait so uffert, ell e comprit que co
srra it d' un mauvais cœur do 5 plai ndrc ct cli o
t ~c h a d passer tout douce ment 50 11 CIHWl'ill;
il fll t l'avivé toul il oup pal' ces mots qu o
Philib 'rt Jui dit d'un to n de mauva.ise hum eur:
« VOilil hi en les peLit s fill es 1 Hi en li e ICllr
ti r nt plu s lI U cœur que leurs poupé s. C'pst
donc lil tout ce que tu avais ù cl mand er à
maman cl s son l' p l OUl' de Tournu s? H
Il était tout IL fait rué olllcllt, Philibcrt. de
�53
LA TEPPE AUX MEil LES
cel empressement de sa sœur il. propos d'un
objet fulile à son propre gré, parce qu'il avait
altendu ùes premiers mols échangés avec les
siens un moyen de leur causer une aimable
surp~ie.
Resté assis sur le siège do lu voilure,
il ne songeait pas à aller aider son père qui
délelaÎl Noiraud lout en causant avec sa femmr.,
ct c'élaiL de cc posle élevé que Je grand frère
faisait ainsi la leçon à sa jeune sœm.
Mais celle-ci n'était pas bien disposée en cc
momenl à subir les morales de son aîné, ét il Y
parut dans celle réponse qu'ello nt on so rapprochant do lui d'un air lant soil peu provocanl:
« Est-cc quo tu es plu
patient quo moi,
quand papa ou maman L'a promis quelque
cllose? Esl-ce que j'ai murmmé contre mère?
Pas du tout; pu isqu'elle a élé malade, elle a.
biell pu m'oublier; mais elle ne peuL pas êlre
fn.chée que je r grelle ma poupéo. Ah 1 q lland
llonc est-cc que je l'aurai!. ..
- Tout do suilo 1 louL de suile!. .. La voici,
la poupéo il. H.eino 1 )) cl'ia unO pelile voix à
demi élouffée, pendant quo, dans la jardinière,
1ani rs il volailles, corhoilles il. fruils llimousines s'agilaient commo d'eux-mOm s l di pcrsaient il. droilo cl il. gaucho ]e las échafaudé
qu'ils formaient au milieu do la voiture.
;,;.
�54
LA TEPPE AUX MEfilES
Rosalie surgit tout à coup de cet amas de
vanneries croulantes , un peu décoiffée el les
joues d'un ton de cerise vif.
« Tante Madeleine n'a pas oublié sa promesse à Reine, continua Rosalie, lout en faisant
avec ses mains et ses bras des ges les raides à
la façon des pantin s urliculés ; mais il n'y avait
à la fo ire qu e de méchants poupards il. vingtneuf so u!'; . cl elle ne les Il pas trouvés assez
j olis po ur sa fill e ; ell o a pr' féré lui rapporter
un po upée p d'ec ti onn ée qui marche, Il ui
po.rl e. .. l qui parl e mi eux qu o loules los
au lres, car dès qu' li es on l dit: « papa et toamali » , ell es n'ont plus qu'à so tuire ... ou à l'ecomm H Ce l'. »
H iH e éta it (l'abord r es tée stupéfaito de surpri Ae ; à la fin de cc pelil disco urs, débité si
d,'ô l m nl par la poupé impl' vis "0, olle
g rimpa sur le marcll pi ed de la voi ture pour
nll l' embrassr r sa ousin e. Coll -ci eut l'esp i l~g l o ri e de l'ostel' dans HO II rô le. L s hras
co ll és au corps, ello l' çut dans une immobilité
purfaile l s cieux gros baise rs de Itei Il e.
« Eh bi n t dit celle- i, faut-il qu o je l'cm,
porlo cl ans mos lira!! Hi tu vo ux fairo lu poupéo
touldul ollg'l Ah tfju j e t' uim mi ux qu c qu o
j'ullcud uis, cl omm j e vuis l'omorei ' 1' maman t
1
�LA TEPPE AUX MEn LES
-
55
Non, ne me porte pas, répondit Rosalie,
lu n'aurais qU'à me casser. Tu n'es pas déjà
tellm aent plus grande que moi.
- Oui, mais je suis plus forte, reprit Reine,
car j'ai deux. ans de plus que toi; si tu as poussé
en longueur, moi j'ai plus de carrure ... Ah! tu
es redevenu gracieux, Philibert, dil-elle à son
frère qui les tendait les mains en sou [:iant
pour les aider il descendre de la voilure, je
comprends cc que tu me voulais par ti.\. gronderie; mais est-cc que je pouvais deviner que
Hosalie sc cuchn.it sous ces paniers, pour te
purler d'elle tOlll de suite?
- Bah! reprit 11osalie, la niche a élé plus
amusanto comme cola; je regrette seulement
flllO mon onclo ot ma tant aient élé trop loin
pOur nous entendre, et pOUl' voir rail' ébahi de
Heine fluand jo suis sortie do là-dessous,
comme un diahlotin d'un hoile. Qu'olle 6laÎl
drôle uvec su bouche ouvel'le ('l ses yeux écarquillés 1. .. Mais où sont-ils allés, mon oncle el
InU taille?
- A L'écurie, pour y mener Noiraud, répondit
Philiherl.
- En attelldant qu'ils revi nnent, repriL Rosali, montrez-moi donc votro maison ... Ah!
voilà un escalier donl je me souviens; j'ai
�56
LA TEPPE AUX MERLES
grimpé ses marches à quatre pattes, et même
je me suis fait une bosse au front un jour où
j'ai dégrin go lé. N'y a-t-il pas aussi quelque
part un bonhomme de bois taillé dan s un mur'!
- Pas dans un mur, dit Philibert en conduisant sa cousine vers la grange ; c'est là, sur
ce gros poteau qui soutient le Loil. Et ce
bonh omm ,comme lu rapp elles, avaiL le même
nom qu moi. C'éLait un Franchot à qui cela
n'a pas porl6 bOlJh euf' do quiLter la Teppe aux
morles; il est mort bien loin d'ici.
- Ettu ne veux pas la quiller, loi, la Tepp
aux morles? lui demanda Rosali e.
- Non, jam ais, oxcejJt6 comme papu a fait,
pour son se rvi ce militairo », r6po ndit Pllilib erl.
ltosali r gardo. autour d' Il : ri la grange
voisin', un \ bOJlll' odeul' ùe foin s'exhalait.
ous les cl mi ors rayons du soleil cOllcho.nt, la
gl'and co ur éto.it gaie avec les pllmpres et 10
halcon cl sa façade sur l'appui duC[u 1 un chat
dorl1l aiL rn lre deux pots de s6dum s à hranch s
terlllill é s par des sommil6s cl /l eurs rosos ; 1 s
[l oul es glo ussai 'Ill dans la bass -co Ut', ct 1 s
deux vaches, men6es pal' Franço ise, s'en allaienl sage ment hoir fi. la marc S Ul' lalJu cll
voguaiellt 1IIl\' d.ouzaill cl 'anardi;. Les al'bres
du v l'ge l' nvoya iollt par-cl aB US Je mur cl s
�La grnll,ln "Our
(\t'lit
gain nv~c
sos pampre.,
�58
LA TEPPE AUX MERLES
branches chargées de fruits, et les deux viem,
ormeaux plantés de chaque côté du portail
arrondissaient leur voûte de feuilla ge sur un
ciel d'un bleu fin où nageaient de petites bandes
de vap eurs oran gées .
« Oui, dil Hosalie, c'est très joli, ici. Je comprend s, Philibert, que tu veuilles toujours rester
à la Teppe aux merles.
- J e voudrais bien pouvoir y garder toujours ma poupée! » s'6cria Reine en passan t
SO D bras so us celui de sa cousine.
P ndant quo tous trois el'l'ai nt ainsi autour
des htUirn enls, au gré d s int J'rogat ions et des
so uven irs de no salie, Clau de Pnlll chcL eL su
f mOl e r nll'ai ellt dans la mai so n après avoir'
installé Noi raud devant son l';Î.leli l' hi Il garni
à 1'6cul·ie . Tou s deux monlèrent l'escalier pOUl'
aile!' dans l ur' chambre où il s'agissait d'aller
s 1'1' l' l'U/'g nt rapporté do la foire.
Mad 'leinFl 'anche t ouvl'it la grande armoire
où, Il 1'I'i l' 1111 pile de draps, sc (lissimul ai t
lu boîte en a 'ujoll qui était le coffre-fort de la
qu Claude Frall chel dépQsn it
fami" , C'I~lait1L
l'arge nt fJu 'il deva it payer de semes tre 'Il fol lI\(' sl l' uux Taillllnt[ jusqu'à ce qu'il plil s'acquill l' tout il fail nvers eux on lour donllant
la som III ' l'oprélSc nlunll u dol do sa sœ ur Agnès,
�LA TEPPE AUX MERLES
59
Lors du m ariage de celle-ci, il avait été convenu qu'on ne partag erait point la propriété ,
mais qu'elle aurait la moitié de son rappor t
jusqu'a u jour où Claude Franch et pourra it lui
en payer sa part.
C'était pour atteind re ce but que les Franche t
travail laient dur, économ isaient stricLemenl.
Madeleine Franch et venait de rendre compte
à son mari du prix qu' elle avait tiré de ses denrées à la foire, el il ùisposait en pelits tas les
écus, les pièces blanch es et les g ro s sous, pendant qu'e lle ouvraiL ]0. caisse pour y rang'er
ceLLe rentrée d'urge nt.
« Ti ens 1 lui di t-il, tu dois oublie r quelqu e
achat que tu auras fait, car il manqu e quelqu e
chose ... jusle ce qu'on te paye d'habit ude un
des co upons de ces obligat i 11S à tanLe Urs ul e. »
Madeleine sc troubla . C'était vrai; le changeur avait refusé de lui payer ce co upon qui,
d'après lui, avait une I)len aulre valeur que
celle des quelqu es fraDcs de son revenu semestriel. Fallail -il donc tout révél r à son mari, 10
plonge r da ns ce lle incerli tuùe fi évreuse qui la
lourmc nlo.it elle-m êmo? Non, Madeleinc ne le
voulait pas . Et, pourta nt, elle no voulait pas
men tir. L'horr eur du menso nge faisait le fond
de sa nalure francho.
�60
LA TE PPE AUX MERLE S
Je n'ai pas bien la tête à moi, ce soir, clitelle à son mari. J 'ai tant souITert toule la
j 0 uméo.
- Bah 1 fit-il, ne le tracasse pas pour m'en
renure compte. Parle-moi ph,ltôl de ce mal de
tôle que Lu as eu. Tu n'os ni maladive, ni douillette , Madeloine , et co n'est pas Lon habitude
do to pLaindre. J e parie que les Tailland t'auront fait qu elque mortification. Oh! si jo le
savais! »
JI marcha à gl'ands pas dans la chambro pondallt qu ' ,lI o lui répond ait douc rn cJll :
« Tu n'as pas suj t de L'emporter. Il s no
m' JIIt ri ' U diL de désagréable, du moin s l'ion
av 'c j'illtention de m'oITenser. Au conLraire,
Agnbs avait command é un bea u dÎll or auquel
J n'ai pu toucher parce que j o ll 'uvais pus le
courago de manger.
- Oui, l'prit Claudo F ranchet, oll o a voulu
pur lit , non poinl te fêtor co mm e UII O parente,
mnis s ' donner Ja gloriol e cl· monlrer sa j oli ,
vaisse ll' c l son arge nteri . El Loi, lu as été
humili ée de t lrouvor 'h ez 1111 0 bell e-sœur qui
prend dos muni \ res do da lII e avec Loi.
- Mais il n'y aUl'Uil pas IiL do qu oi so sentir
IlIImili él', m Oll bon Claud , J'l' pri t Madol in .
Ch u UII re(io it les ge us suivunt ses moyeus, ot
«
�Bi
LA TEP PE AUX MERLES
8' il le
fait de grand cœur, ce n'est pas aux invilés
ùe se plaindre si ces moyens-là. sont petits, ou
de s'offusquer s'ils sont grands. Tu n'es pas
jusle envers la smur en ce moment. Elle et son
mari gagnent gros d'arbent. ..
- Sans parler de celui que tu leur as rapporté
aujourd'hui, in lerrompit Claude Franchet.
Quand donc aurai-je assez ramassé pour délivrer ma Tepp e aux, merles de ce tle hypo thèq ue !
Ah! faul-il n'avoi r que mcs deux bras pour Ju
hcsog ne à y faire!. .. Lai ssons cela de cÔlé, et
afOrJn e-moi, en me regardan t en facc, que les
TailLand ne t'ont chabriné en rien. »
Madel eine répondit ù so n mari après avoir
levé Sur lui ses youx un pOLl creusés pal' l'émo- .
lion:
« Los Taill and ne pensent CIl rien comm
nous autrcs, tu 10 sais, Claud o, Poul-èlre que
nou s somm cs lrop simpl es, trop gens de campagne, pOUl' raüo nner comme eux. C Llo dilTércnco fait que, sans inl nllon de nouS molester,
il leul' arrive cl diro dovant JlOli S des choses
qui nOli S déplai sont. Ainsi aujourd'hui, Joseph
Tuilland ot Agnès so réjouissu ient cn ponsant
que 1 nouv l UI'l'Ullbement de loul' magasin va
lirer aux hru'vaud, les drapiers do l'autre cMt
d la pIlle, toules ] urs pr:\lj (]llOS. Joso pb cal(j
�62
LA TEPPE AUX MERLES
culait qu'avant trois mois Charvaud se rait ruiné,
parce qu'il n'est pas déjà très bien dans ses
a[aires, et Agnès ajoutait qu'il y avait moyen
d'aider à cc plongeon. Ils parlaient d'un concUITent; mais ne faut-il pas que tou t le monde
gagne sa vic 1ct n'y a-t-il point place à Tournus
pOUl' plusieurs drapiers? Voilà cc que jo pensais, car je n'ai pas soumé mot; j'étais en peine
pOUl' co pauvro Cbarvaud qui est brave homme,
t dOllt ln femme est all6e à l'éco lo avec moi.
Voilà. tout ce qui m'a été sens ible chez Ion
beau-fr r , et tu vois, Cluude, que /ll lui, ni
AgJl S n'a Il l 'c lI o à m'off nser.
- Tien s 1 s'6 ria Claud Frallchet on frappant
du plat de la main sur la tahle, veux-lu qll e je
le le diso : Joseph Tailland est un m(' ch tl l.l
homme, lin a capal'cUl", un 6goïst ,et il Lt l' IIUU
mu sœur parcillc ù lui. Os l' s vanl l' de ,'uill er
CIIUl'VaUÙ ! ... Qu lmalh ur de n'avoir pas pour
fair - Je hi ri les moyens d Tuilland pOUI' fail'o
10 mull ,'i j'ôluill richo, je soutiendrais Chnrvaud; j l'aidrrai s, d'ahord pUl'ce que c' st UII
hon ganjoll, ol clllluilo flour faire cnrager 'j'ailland . Ah! oui, l'on \' '('ra it, 1'011 v l'rail du chang m nt si j' '- lai s ri 'h . »
La voix do .Joallllollo monla jWHlu'à II X,
daiee cl vibrante;
�LA TEPPE AUX MERLES
63
« Maitl'esse Franchet, le co uvert est mis et
les enfants crient après le souper, »
i les enfants rôdaient en affamés autour de
la table, c'est que le menu de ce soir-là comportait une friandi se qu 'ils avaient hâte de goû ter
HOlnUo .in goant ln pou p60 de bOIs.
J\pl'h avo ir lil'é son pain du four dans la mati11 6e, .J cann olle y avait oJlroum 6 un grand pol
de luit dn
~ l'qll 1 ell e ava iL j et6 une quafllité
lIoix l'mi ches, Ho ign li S mellL p 'Iéos; ce
~néla
g ' O, I/lij oté à. lu chalou,' adoucio du four
JIISfJu 'h SOli eo lllpi Lrofl'oidisHorne llL, avait composé un so rLe do l' ' Ille épaisse d'llll goû t
eX1lui s. J eann etle l'avait fait récllau{f 'r avant
<10
�G4
L A TEP PE
~ U
X
MERLES
de la verser ùans une soupi ère où étaient taillées de minces tranch es de pain . Celle sorle de
potage nomm é b1'ienou dans le Mâconnais, yest
con sidéré comme un régal, ct après avoir tendu
deux foi s so n assieUe à son oncle qui servait
lou s les convives , Hosalie déclara que sa condilion de poupée à la Teppe aux merl es était un
sorl très doux.
« Co mmenl? queUe poupée? Il demanda ]e
maÎlre de la mai on.
Les lrois enfants éclotèl' nt de l'ire, el peIldnnll'expli eali on qu ' il s donn ai nt ell so r pl' nant l'un l' nutre ft mes ure que la r spirati oll
élait co npé ' tL l'orateul' par lin ' fu s', dl,)
gaidé, .J ann etle disait fLMad lein e Fran Itel :
« Ell e
st tl'Op genlill , cell l1osali e. Un
vrai lutin! . i VOli S l'avi z vue singol' lin poupue de hois tont iL l'h eure; Uein e lu i levait la
main r o l'nir, et in. mnin y r('s lait; ell o Illi tournait elilli bnissaitla l Le, elto ll l çllllllait co mm e
ave' des resso rts. rO ll , oll os éLai 'ni il 111 0llrir de
l'il' toules deux. Diloe.; 11 0nc, madame Frall chet,
il me res to Ull 11 Il de (1l\to. Si j e la dl\llI f' lnis
avec des mufs, l si je leur faisais fJu ol(lU s
r:w fl'cs, Il ccs n fan ls? »
.
Le f li n d mi éleint dans l'âtre dr lu vasto
chemin ée p6tilla tout IL COllp do lu vivo fl ambée
�ti5
LA TEPPE AUX MERLES '
des deux sarlhents. Mad eleine Franchet se leva
, pour manier la pâle, tandis que Jeannette graissait les trois moules à gaufres dont les lon g~
manch es fur ent assujellis S UI' les chenets.
Ces préparatifs réjouirent les enfants; mais
ils im posaient un Lemps ,de repos en tre la parlie
solide du souper et la confection de ce dessert.
« Puisqu'il nous faut aUendre les gaufres,
dit Claud Fran chet à sa fill e, tu pOlll'l'ais nous
faire prendre pati ence en nous l'écitanLLa fnble. »
11 in e n'en avait g uère env ie; 110 trou vait
hion plus amusant do co uper en petits morceaux
le puin de Rosali e, de lui portor le verre aux
l 'V I' s, d 'o nlinu r en un mol ce jeu de la poup '. uUCJu 1 su cous ine se prêtait si gaiement ;
Illai,s Claude Fl'Uo chel in sisla.
ilt o so leva , sc posa droite au hout cl la
labl e, sc recueillit un momenl, et après avoir dit
10 lilre de sa fuble :
n
L e Savetier et le Financier,
elle ré cila 1 fi V l' S de Lu FOltillille suns t'Ulon
11 0 1', sa ns vilain LOIt 'halllant, tout comm e ell e
a~l'nit
l'nConLé n'imporl qll ell histoire. C'étail
aIn si que l'in stilulri
lui avait appris qu'il
fallail fuire ; el pui!:! celle fabl e avuit s mblé
Il.
�66
LA TEPPE A UX M ERLE S
bi en amu sanle à l'écolière. N'élail-ce point
c uri eux, ce lle di fféreD ce en tre lin saveli e
pauvre, louj ours ri ant et chanLanl, eL ce ri ch
fin ancier ennuyé de ne pouvoir dormir , el qui
passe celle maladi e a u saveli er en lui donnant
cent 6cus d'arge nt? Mai s il y avait qu olquo
choso de plus qu e d'avoir d6bit6 sa fabl e san s
faul dall s le Lon mulin av c loquel Rein e articula 10 deux derni ers vers :
Bcndez- moi mes cha nsons el mon somm e,
El reprc ll cz vos ceul écus,
(;or 011 0 aj outa au ssilOl, dans sa pl'OS hnhilu ell ' :
« Eh hi ' Il! pa pa, lu v is olt j 'ai a ppris que
la fOl'tull o n I' dOllu pas 1 honll ut'? »
Mltel 1 i11 0 Fran Il l, qui 'lui l ve nu 6eoulor
ln r "ci lal ion cl sa fill e, lai ss a 'chapp el' d ses
main s tl co mom nt l'ass ir lle pl ' i/l o d s pr mi '> rcs g/l ufros qu ' 110 apporlait S UI' la labl e. /1
n'y oul pas d'ue id nl. Philib rl l'allmpo. l' assi II au vol t, pour s' tr cnssées n lomhunl ,
11'8 gaufres n' Il fur r llt pas lrou vées moin s
bonll rs pur n. ' ill' t Hosali .
• lUI S mèm faire aU nli on a ux suiLes cl son
muuvement mul adl'oit, Mad ,loill o Fl'un 'het s
�67
L A TEPPE AUX IIlERLE S
diri gea vivement ver s la porte de la cui sine et
so dit dans la co ur. Lor squ c le débit des gaufres
• Ilend oz-moi mes chnllsOns el n.o n
~Ulm
o
.•
de la cll emin ;o à la tabl e fut établi Rans interrupti olJ , Cl aud e Franchet pro/il a de l'oc{' upa tion
do Sl'~
j l' lI11 CR convives pour a il l' rctl'ouver sn
fl' mm '.
Ellc él ait assise sur le hanc de pi en e pl acé
�63
L A Tr: PPE At.:X M EnLE s
soùs la treille, et ell e se Lenait Je front avec ln
maIn.
« J 'avais besoin do respirer au S'rand air ,
répondiL-elle aux ques lions do son mari.
-l'lIai s à quoi pen ais-lu là LouL s uI e? EL-cc
enco r a ux Tailland ? car lu es si lri sle cc soir
qu' il doi"ent t'avoir fait qu elque chose dont Lu
De v ll X pa conve nir, de pO Ul' de me fâcher.
- Cl aud , l'ois-moi, c n' sL paR il lI X Cf Il l' j
ponsais ; c'e l il la fabl que H illo a récitée. J e
p Il qu jo suis nalu l' Il m nt comm cc say li l' , onl nL de vivI' cl sa j oul'n 'e, landis C]U
loi, qui l (i g ll l' s n pus êl l'o heu!' ux, tu l' g'fotLel'ais p uL-"lro co lomps-ci plu lard, si Lu
dev nai ri 'he pal' hasa rd. C ,la m 'a saisi
d' nl clldrn Rein L prOcho!' si bi ell . Ah! la
vé riLé so rl de la bo uc'he des in nocellLs, li
�v
Le lendemain matin, lorsque le chant des
coqs, 1 I:l divers bl'uits d'une exploitation rurale
ct les taquineries des mouches réveillèrent Rosalie, elle av ail oubLié son voyage Je la veille;
sa première sensalion fut une surprise de ne
plus sc trouver dans son petit liL de fer placé
cOle à cOl avec celui de sa sœur Ursule, dans
c LLe pi 'ce un peu obscure du l'ez-de-cllaussée
dont Lous les coins disponibles étaient encombrés ùe marchand ises.
Hosalie sc froLta les yeux ct regarda autour
d'cil : d'abord, ce lit vasLe ct haut perché où
cil tenail si peu de place, ensuite ccl autre lit
jUl1leau déjà recouverl de sn court 'poillte d'andrinople, puis cl ux armoires il. lill"'e, t, à
droit, la hemin6e uvec sa glace lrouble, piquée
par plu 'os; çà et là, quelques chaises empaillées
�,0
LA TEPPE AUX MERLES
de couleurs variées, enfin, au fond de la chambre, deux fenêlrcs à' pelits carreaux de la hauteur el de la large ur d'un e main, qui laissaient
pénétrer à flols la clarté déjà éb louissante du
so leil, ct encadraient les sommités vel'doyanles
des arbres du verger.
« Ti ens ! c'es t vrai, murmura Hosalie, je ne
sui s plus chez noo s ; ceci, c'es t la Teppe aux
med es . Qu e c'est ga i ici, ct qu'il y fail bon! »
Le rideau qu'elle avait écarté du bout de ses
doi g ls pOUl' cc l examen domiciliaire fulloul à
co up rejelé en alTière en grin çant S UI' ses tring les, cL Hosalie aperçut Rein e installée li. son
cheve t avec son lri co t.
« As-lu bien dormi? lui diL-eli e apl'ès l'avo ir
emhrassée. Est-ce que je pui g hahill l' mu
poupée?
h! r6pondit Hosulie en voulant gli sse r il
tcrre, Lu vas voir qu'elle sail s'habiller loule
seule. Il
Mais au momenl de s'abandonner le long de
cell haute fortification de malelas et de liLs de
plume, Rosali e ut pour do l'ospace qui séparaiL
du carrolago do la chamb!' ses potits pieds
nu s, cl e11 se miL 11 riro en di sant:
• (( A Llend s, je vais descendre S UI' la cll!li se au
pi cl du lil olt j 'a~ mi s ~n es alTnil'es on mû co u-
�LA TEPPE AUX MERLES
7t
chant. Je ne yeux pas casser les ressorts de la
poupée en me jetant du haut en bas, car si je
me tordais le pied, ce serait contrariant de ne
pas pouvoir me promener. C'est drôle, comme
YOS lits sont hauls: .. et tu as déj à fait le li en ? Jo
me souYiens maintenant que tu t'es couchée là,
en face de moi.
- Oui, je l'ai fait; mais Jeannette m'aide,
parce que je ne suis pas assez forte pour r muer
les matelas. Tu ne nous a pas 'mtendues? Oh 1
nous allions doucement pour n~
pas l'év iller;
mais il fallait bien profiter du temps libr de
,!eannelle. Elle est partie maintenant pour couper d ' l'herbe.
- EL ma Lante? demanda Rosalie.
- IWo 'st aLloe JUSqU'il FarO'es pour des
achats.
- El Philiberl. .. cl mon oncle?
- Ils sOlll aux champs à tl'1lvuiller depuis
longt'mps, lu p nses, puisqu'il ost déjà neuf
heures. Nous sommes toutes seules il lu maison;
mais Lon dojouner t'attend au coin du f u et je
suflil'lli bien pour te servir et t'amuser, si je
puis.
- Dien sûrl répondit Ro 'alie, dont fi 'ine
altachaitlo. rohe n dO/lnunt ces xplications. ,Jo
savuis déjà llue tu étais très gentille, mais il
�72
LA TEPPE AUX. MERLES
faut que je te demande quelque chose . Comme
je viens de voir que tu es plus sage que moi ...
- A quoi as-tu connu cela? s'écria Reine avec
un bon rire sans permettre à sa cousine de finir
sa plu·use.
- Est-cc que tu ne tricotais pas près ùe mon
lit?
- Mais oui; c'est une chaussette pour Philibert; le coton esl d'une jolie couleur, n'esl-ce
pas? avec ce poirlli1l6 blanc SUI" Je fond brun;
même je me d6pêchais pour qu'il puiss les
étrenner' pendant que tu os ici. C'est ln secoude
de la paire. Je crois que j'en viendrâi à bout.
- Eh bien! voi là justement, reprÎt Bosalie.
Ursule veut que jo travaille, que je couse, quo
je tricote, que je fasso du crochet de laine ct
cola m' 'nnuie! Oh! cela m' nnuie! Tout de suite
j'ai des fourmis dans les doigts, je ne tiens pas
on plll o. Il mo semhl (llIC j'ni dos (Ill S (lui
me courent le long du corps ... ct jo n'en ai pas,
lu sais?.. Alors Ursule me grondo. C'ost commo
lu fablo d'hi (' soir. Est-ce que vraiment cela t'a
o.rnusùe do l'appromll'e?
- Vu, 1'6pondil Roino, jo 110 suis pas aussi
parfaile quo lu Je crois. C'est bio.\1 diflicile tic
ne pOllser Ù rien aulro qu'à. sn 1 çon il apprendre. La moinùre chose VOliS dislrait si vil 1
�LA TEPPE AUX MEn LES
Mais papa dIt que rien n'es t si sot qu'un ignorant, et, comme Philibert es t Louj ours des premiers à l' école, je ne veux pas qu'on me trouve ,
moi, la bêLe de la famille. Tu comprends? ..
Alors, il faut bien se forcer à étudier. Mais
quant à la fabl e d'hier, ça ne co mpte pas , voisLu, parce qu e je l'ai apprise en vue d'un e récompense ... et je l'ai eue plus belle que je ne l'attend ais, ajouLa-t-ell e en mbrassant sa cousin e
dont ell e ve nait de peigner les cheve ux blonds.
- C'es t égal, rep rit celle-ci, tu es plus raisonn abl e qu e moi, puisque tu fais ce qui Le co ûLe
de la pein e. C'es t co mm e pour le tricot; moi
je saule des mailles , j'en fais Lomb er exp rès
P OUf me les faire relever- par Ursul e, ct je lui
demand e il quoi cela sort do tri co ter qu and on
ve nd des bas si bon marché, môme dans notro
bouliqu .
- C la sert, dit Rein , tl li e pas en acheLer si
SO Il V nt ; les bas au mtl tier JI dureraienL g uère
ici dans nos Lerres, eL ils ne li 'ndraienL pas si
chaud l'hiv r. E L pui s j o le dirai qu nous
auLres, [l la ca ll1pugn , nou s so mmes plu s hahiles de nos mains que de nos l ~ t cs . C'es Lune
1'6 'réa Liol1 pour moi de Lri co Ler ; j'empo rte Loujours mon bas lorsqu e j e vais ga rc! r nos cleux
ch 'vrcs cl les mouLons Hl-haut sur la t ppe .. ,
7
�i4
LA TEPPE AUX MEULES
- Oh! j'irai avec loi, s'écria Rosalie. Allonsy tout de suite, veux-Lu? Me voici prête.
- D'abord il faut que tu déjeunes, reprit
ncine; mais nous n'avons pas de mouLons en
ce moment. On les a vendus comme chaque
année en seplembro pour payer il. l'oncle Tailland l'argent qu'on lui doiL; et nos chèvres ne
sorlent pas de l'étable, parce qu'elles ont chacun deux pelits chevreaux . Je le les montrerai; il yen a un qui a le nez rayé de noil' el les
yeux ncadrés de même, sur une figure blanche.
Il esl drôle. On jurera il qu'i l porle des Illn eltes .
- Est-ce qu'il sonl sauvages, les petils che.vreaux? cl manda Rosalie.
-Pas du toul; ils sc Inisselllprendre; eti ls
sonl S'i amusants à tremhler sur leurs jambes
minces et ?l tréhucher en cabl'io lanl.
- Allons les voir! » s'écria nosalio en sc
précipitanl vers la porte.
La challlbre des denx cousilles s'ouvrail sur
10 hll[COfl term i né pal' \' escal i '1' cie pie!'J' ex lél'ielll'. Tout en aùmiranl le fcuillage qui grimpail allx poteaux soutenant l'avancée dti loit
su r le hnlcon cl l'escalier, llosalie aperçul, perché 11 l'air nu moyen d'ull poulie cl d'une
corcle fixé' à 1111 clou ùuns le mur, un larbe
punicl' ù'osier lout à jOllr.
�LA TEPPE AUX MERL ES
75
« Ti ens ! fit- elle , pourquoi ce pani er esl-il
suspendu là?
- C'es t pour qu e les chats ne puissen t pas
l'atteindre, r épon dit Beine . Ils so nt gourm ands
de from age, eL, dans ce pa nier , on met à sécher
il. l'air ceux qu e no us fo urnisse nt nos chèvres ,
ces petits biquets secs que lu aimes tanl. Mais
viens déj e unel' avant d'a ller à l'étable. »
Ell es fur ent accueillies devant Ja porte de la
cui sin e pa r les car esses du gr os chien ass is sur
le seuil, non pas avec noncll ala nce, mais gruve menl, com me une sentin elle Ù SOli pos le. P alaud s ui vit pourtant les de ux co usines dans l'espoir sans doute J ' une bonn e lippée, car il ull a
tout droit 11 la chemi née où u ne petite so upi ère
bl'un e so tenait a u cha ud dans les ce nu res. P ata ud alla la fl airer, el lleine le re nvoya en le
r poussant du coudo.
« Cc n 'cs l pas pour loil lui dit-ell e. Eh hien !
on l'e n donn er a de la so upe ù. la ve rdurc eLà la
crème. Qu el vil a in mendi ant ! »
P a ta ud seco ua ses oreill '/j e t s' écarta un peu;
mais son ca m ctè re devait ôlre cl co tto caLég'ori o qu 'un reproche no cO l'I'ig'o pas, cal' il vint
R'o.ssoo il' près du co in do la Luhle 0 "1 11 08ali e, la
cllil l r en main, allend aiL su so up 0 11 101' nanl
un bol de crème épa isse pl acé dovuu t SO D co u-
�76
LA TEP P E AUX MEnLES
vert. P alaud se mil à geindre lout J oux en
monlranl ses crocs blancs , en faisant de petits
ye ux aim ables. En senlantl'odeur qui s'échappa
de la so upière dès qu'ell e en eul ôté le couvercle, Hosalie ne s'é lonna plus de la co nvoiLiso
de mailre P alaud.
En se mitonnant au coin du feu , ce lte so upe
avait pris un parfum vraiment appéti ssanL; les
feuill es d'oscill e et de laiLue eLla grosse poignée
de cerfeuil qui a roma tisaient son bouill on nageaienl sur le pain délremp6 et parsemé des
ye ux j aunes d'or du heurre fondu. Rosali e
emeul'a d'abord du boul de sa cuill ère le dess us
de la crème conle nue cl all s le bol pl.ac6 on faco
d'elle, l ,lie plongea ensuito celle cuillèr'o dans
la so upil!l'e où la crème 50 mélangeanL au bouillon hl ullc hil lo ule la so upe.
u 'l'II n'aim es pas la crème qu e lu en pr e ld ~
si peu'l » lui dellland a Heine.
No pas ai mer la cr"rn o! Bosali e élait lrop
fri and e pour cela; mais ]u cr 'me co tl.Le c l 1( ~ r à
Tourllu s l c'élait l'ur mont qu 'on so pay(\it 1
lu xe cl' n goMe r il la lubl do P étru s F ra n hot;
vo il il pourquoi Rosali e était diser 'Lo 0 11 50 s ' 1'vu nl. LOI'i'Hlu O Heill o co mpril lu. causo de co ll '
parcim oni o, Il versa 1111 0 honn e parti o du hol do
cr " IIl O duns la so upo do sa co usin o, il qu i oll c d il :
�LA TEPPE AUX MERLES
77
« Tu n 'as pas besoin de l'épargner; nous ne
nous en privon s pas, nous autres. Nous en
levons chaque matin sur les pots de notre laiLerie. Et tu vois comme elle est épaisse; on la
co uperait au couteau.
- Vous êtes heureux, vous autres! s'écria
Ro salie. Mais j e pense une chose, lu n'as pas
peur quand tu res tes se ul e à la mai son? on es t
un peu loin du village ici " .
- Non, pourquoi aurais-je peur en plcin
jour? r épondit Heine . Notre chemin vicinal esl
• loin ' de la g ra lld e route; les l'Od eurs, lcs ge ns
étran ge rs ne passent guèr e par ici. D'u ill cUl's,
Pata uù me d6fendrail. Pas vrai, Pataud ? »
Le chien donnl,l. ill1médialementln. preuve de
sn vigilance, car, après s'être mis il grogner
so urd emen t, il fini t par se précipiter dnns la
co u t' en aboyant ùe lou les ses forcos .. arts pnl'nit ro a la rlll é , R ine 10 suivit ju sq u'au seui l
do lu porle; au bout d' un instant, elle dit:
« Pataudl ici, P ataud! Veux-tu bien l Laire!
Est-co que tu n e reconnais pas l'oncle Tuilland ? »
En orret, c'é ta it l'o ncle Taill and qui :lt'l'i vait
h l' improv iste ct que Boipe irttroduisit dans la
clJi sin . 11 s'y assit ap rès avoir regal'dé au lour
ùe lui co mm e s'if s'a Ltendait li. trouver quet7.
�713
LA TEPPE AUX MEI'lLES
que chose de changé à la Teppe aux merles.
« Ainsi donc, dit-il à Hoine, lu es toule seulo
il la maison avec Rosalie. Ah! bonjour, Ro salie,
est-ce , que lu te plais ici? Ce n'est pas commo
nolre Eugène qui ne s'y supporle pas un seu l
jour. »
ans allcndre la réponse de Rosali e, il continua en s'aùressant il Heine:
« J'ai il parler des marchandises ce matin à
aillt-Oy net ü Monlbellet, et j'ai pensé il fa iro
un pelit détour pour dire bonjour 11 ton père Cil
passant. J'ai lai ssé ma voilure liL-bas our la
grand e route et j e sui s venu pal' la lraverso.
J 'ni perdu ma peine pui sque lon p -1'
st
absenl.
- Non pas, mon oncle; papa n' sl pns si loin,
" pondit ncin o. Jo puis aller le ch l'ch er; il
faucho Je regain fi. nolro pré au-d ssous d s carri èt'cs J'ollges. »
J. Tailland parut surpri !! : « Ti ens ! dil- il,
ulMs un homme qu e j'ai l'Oll 'onll'6 il cenl pas
d'ici m'a lromp6; il m'a assur6 qu o los parenls
,Hai 'Ill parlis pOUl' 1ft on do grand malin ...
pro sc ia, c'esl poul-êlro ta m 1'0 loulo sO lllo
qui osl ail' e Il viII. .
- Oh! nl Hoi n , qu'os l-co qu' 11 0 irait faire
fi Môco n? Elle élail silass - hi cl' do son jour do
�L A TEPPE 'AUX MEHLES
70
foire à Tournus que pap a lui a dit: « Le m ois
pro chain, c'es t moi qui ii'ai vendre nos denrées
à la foire ; ça ne te r é ussit pas d'all er en ,ville ;
il ya trop de train pour nous a utres , camp ag na rd s, » Maman n'es t all ée qu' à F arges acheter
de la vi ande à la boucheri e à cause de Rosali e
qui n'est paR h abiluée à, manger du salé tous
les jours. Maman arrivera bi enlôt et, dès qu'ell e
sera de l'etour , R osalie et moi nous irons cll el'chel' pa pa a u pré qu'il fauche ,
- Non, m erci, pe tite, répondit J ose ph Ta illand dont la fi g ure r ayo nn a . J 'a ura is ' 6t6 co nlent de vo ir lon pèl'e si j e l'avais trouvé ici;
mai s pour Je peu de temps qu e j 'ai, ce n'es t
pus la pein e de le déranger de so n travail.
All ons, adi eu à toutes deux. »
Les deux cousines acco mpag nèr ent leur oncle
jusqu' a u porLa il , loutes de ux un peu sUl'prises
de l'enlendre fredonn er tout bas Cil h ocha nt la
tête, car cc n'é lait point pal' la. gaieté qll e se
di sling ua it d'habilude J oseph Ta illa nd, On le
voyaittouj oul's co mme eudormi dan sa gm isse ,
a vec Un ail' un peu en cl sso us ; mais co m at inlà, il s' n a lla en se dalldin unt oLsifflant co mm e
un Jn (' rle.
La vo ilure à ubl'iol t, suivi e d'un imm nse
coffl'e qui lui p ' l'm eltail à époqu es délerm in ées
�80
LA TEPPE AUX MERLES
d'aller vendre ses marchandises de rebut aux
foires des environs, l'attendait en effet sur la
grande route.
(( R etournon s ! » cria Joseph Tailland en sc
hissant sur le marchepied; mais trouvant le
cabriolet vide , il dit aussi tôt: (( Eh 1 où es-tu
don c passé, Eugène? »
L e lycéen chargé de veiller sur l'équipage
savait qu' on pouvait co mpter sur la sagesse du
ch va l, trop vieux ct trop parcimoni eusement
n ourri pour ôtre pétulant; il avail profilé de cc
fait po ur s'on aller fum er en plein ail' un g ros
cigare Ilu'il avait trouv é dans une cles poches du
cabri olet; quoiqu 'il n 'en fût pas Il so n premi er
ossai de co gonre, ce plaisir pris à la dérobée
lui ava it causé ... des désag réments, ot ce fut
du rond du fossé où il s'é tait étendu , après avoir
sllhi des vertiges ot d' a utres malaises plu s péni bl s enco re, qu'il essaya de sc leve r en entendanl la vo ix de so n père.
EII 10 voyant veu il' d'un pas mal ass uré, 10
v isage h lême, sa tuni que dôbouLonn ée ct quelqu e
peu sOllillée, Joseph Taill nnd crut d'ubor rl ll U1I
acci dent ct fut alarmé; mais dès qu e le j euo e
gnl'{;on réussit ù montor dans la vo iture, l'OdCLU
tl e -Îga l'o dont il était imprég n6 x p1i rl'JU a u
p 'l'e l'éla t piteux de SO II h6ri lier.
�LA TEPPE AUX MERLES
81
Il Ah! ah! lui dit-il en riant, le mouLard a
voulu faire l'homme et son cœur ne le lui a pas
permis. Tu as une jolie mine, va. Ta mère se
fâcherait si elle la voyait. J'ai par là quelque
part ma gourde pleine de rhum un peu corsé ...
une gorgée... Assez, il
La voici. Prends~
n'en faut pas tant. Tu ne demandes qu'à aller,
toi. Quel gaillard tu seras l. .. En route à présent. »
Cc matin-là, Mme Tailland ne pouvait tenir
en place dans 50n magasin; elle II faisai t
qu'aller ct venir du comptoir à la porte de
la rue. Elle attendait du reLour de son mari
J'alternative de deux perspectives : l'une,
désolante pour elle, l'autre, d'heureux présage.
Enfin, le bruit d'une voiture lui annonça
Joseph Tailland, ct elle se précipi ta dans la rue
pour gagnel'le portail de la remise. Elle ne sut
que conjecturer d'après la mine goguenarde dc
Son mari qui lui parlait de choses insignifiantes
tOut en dételanlle cheval. Il avait été convenu
d'avance entre eux qu'on ne s'expliquerait pas
devant Eugène, quoiqu'un rapport de ceilli-ci
elt( caw;é l'excursion de son père à la Teppe
Ul\X merl s.
Mme Taillalld avait été J'avis qll'Oll n'o\:cilb.l
�LA TEPPE AUX MEflLES
pas Eugène contre ses parenls de Farges avant
de savoir s'il y avait lieu, et voilà pourquoi
elle dut attendre, malgré l'impatience qui la
faisait péliller, que son mari montât avec elle
dans leU!' chambre pour expliquer le rés'ulLat de
son expédition.
« C'élait bien la peine de me faliguer à courir
là-bas, dit Joseph Tailland après s'êlre lourdem 'Ill ~si.
Ton frère fauchait son pré, la bellesœur élait aux provisions, ct en résumé lu
l'étais monlé la têle on lo figurant que Madeleine est la femme qui n'a pas voulu dire son
nom uu changeur en apprenant qu'elle avait
gagné un gros lot.
- Oh 1 s'cOl'ia Agnès Tnillo.nd, je voudl'ais
en êLl'e biell sùre, el, malgré cc que Lu
me dis, je crains enCore. Souviens-toi de co
qu'Eugène nous a raconté : c'est en sorlant
d la boutique du changeur que Madeloine a
eH un étourdissement. Il n'y a pas ntondu
malico, lui, puisqu'il n'en Il parlé qu'oll nOlIS
di~Hwt
sa querelle avec ce pelit sot do Philiberl;
muifoi ...
- Mais loi, inlerrompil Joseph Tuillund, lu
en as gagné ln. fièvre, et je peusais on Jh' 'Il
revonant ùe Furges qu'il n'y a pus do quoi.
Est-co Ciuo nous Cn sorions moins bieu dans nos
�LA TEPPE AUX MERLES
83
affaires après tout, si Claude Franchet avait
gagné un lot de cent mille francs?
- Tu fais le bon apôlre parce que tu sais
mainlenant que ce n'est pas vrai, répliqua
~Ime
Tailland, mais tu en étais aussi vexé que
1I10i depuis hier soir. HegretLais-tu assez de
n'avoir pas pris ces obligations pour ta part
d'hérilage de tante Ursule! El puis, il y a autre
chose. Tu sais mon grand projel.
- Oui, roprit. Joseph Tailland en haussant
los épaules. C'est un sorL que vous avez su'r
vous tous, 1 s Fl'(lllChot, d'aimer tant qu ça
votro Teppe aux merles. Est-ce que nous ne
trouverons pas de plus belles propri6L6s il
acheter plus lard - quand nous pounons au momont de mellre Eugène dans les affaires
il notre place?
-Nous en trou vorions, bien sÎlr, reprit Agnès
Tailland, mais pas d'autre sur laquelle nous
de la moitié, c'est-il-dire
ayons hy~otèque
moili6 prix seulemenL li don uer. Ce pauvre
Claude espère bien amasser de quoi me rembourser wa dot il la fi,,; m.ais il u'y parviendra
jamais. Si ce gros lot éLait il eux, adi 'u cot
espoir, el nous aurions la vexation de los voir
pll1s richml quo nous. Cetle idée me ronge
Jepuis hier au soir.
�B4
LA TEPPE AUX MERLES
_ Oh! bien, lu n'as pas besoin d'en maigrir,
dit Joseph Tallland, et la chance a eu de l'esprit
do no pas faire celte plaisantorie, car coni mille
francs iraionl à ton frèrc comme unc gui lul'O
q 1111 mancho t. 1)
�Vi
Eh bien! c'est très aimable de ia part de
mon beau-frère d'avoir fait un bout de chemin
pour veni!' me souhaiter le bonjour, dit Claude
Franchet lorsqu'il apprit la venuo do Joseph
Tailland. Je regretle de ne pas m'être lrouvé
ici; je no l'amuis pas laissé partir sans goûler
mon vin blanc. Il
C'était au ropas de midi que le maltre de la
Teppe aux merles exprimait ainsi ses rcorols
d'avoir manqué la visile du drapier, ù laquelle
il n'ent ndait point malice. Claude Franchet
était gai d'habitude, ot plus encore ce jour-là:
le regain qu'il avait fauché s'était trouvé bien
fourni cL do bonn qualilé; il avaiL nsuite
arraché quolques pieùs au champ do pommes
do Lerro donL il complait continuol' la ctloillellc
ùans l'après-midi, cl chaqu paquoL do luber«
8
�86
LA T EPPE A liX MERLES
miles s'était présenté volumineux et lourd; enfin
son retour à la maison lui avait fait longer sa
vigne dont il avait admiré les grappes échelonnées le lon g des ceps en rangs peessés , tantôt
d'un noir bleu, tantôt roussillées de soleil sur
leurs grains blonds. De tell es récolles font la
gloire autant que la prospérité d' un cul.tiva, tour, et il était naturol que Claude Fran chet
fùt joye ux ce j oul'-là.
S OIl carac tère communicatif le portait à faieo
parlagor à son entourage ses dispos iti ons allègres, ol il n'out pas de peine à meUro los lrois
enfants ù son unisson .
oule, Mad 1 ine Franchet gard ait un air
sé t'ieux, d'autant plu s visiblo qu'olle ch J'chail
par momonts ù se dérider; mais ello n'y r éussissait point, t rotomù ait malgré 011 0 dans sa
préoccupation, 0 11 mal'i r obs l'vaH, car il finit
par lui diro :
« Est-co <J uo Lu L
e r ss ns encoro do ton
malaise <l'hiot', Mucl eloin ?
- No n, presquo plus, 1'6pondil- Il e n fuisant un ' ffot'l pour soco uor sa mélanco lie.
'os l, repriL Claud l'ranchot, quo lu n'as
pns r ail' cl l'amu ser nutant qu o nous d co tto
lei ~o cl Rosali qu'il ne doit so lrouvo r CJu' un o
pomme do terro à chaqu o piod. Ell s seraient
�LA TEPPE AUX MERLES
87
chères en ce cas, et seulement du manger de
riche ... Au contraire, ma petite Rosalie, on en
lrouve plein un petit panier sous chaque touffe
de verdure séchée, et quelquefois plus, quand
l'année est aussi bonne que celle-ci. Je te montrerai cela si
viens te promener avec Reine
jusqu'au champ où je vais tl'avaiUer avec ta
Lante et JeanneLle.
- Mais je veux vous aider, s'écria Rosalie,
puisqu'il faut mettre en las et cn saCs vot/'e
récolte.
- Oui, dit Claude Franchet, salir les menoUes
blanches eL ce joli tablier de toile festonné. Tu
n'cs pas ici pour te fatiguer, ma petite; la seule
chose que je te permettrai dans quelques jours,
ce sera de vendanger, c'est-O.-dire de suivre
une rangée de ceps avec Reine, puree que c'est
un pluisil' de oupor de's raisins et d'en manger
presque aulant qu'on en mel dans sa corbeille.
D'ici là, Jes onfanLs feront de leur mi ux pour
quo lu ne t'ennuies pus; ils le promoneront autour du payfl eL .... li
Ce programme qui faisait danser Hosalio
d'ais sur flOll hanc fut intel'l'ompu par un sillgulier concort venant de Ja cou!'. Ilosalie ne pul
comprond/' qu 1instrument produisait es sons
aigus ct chovrota nts dont lu succession avait
tu
�88
LA TEPPE AUX MERLE S
cependant quelque agrément naïf et ru stique;
mais R eine s'écria en batlant des mains :
« Oh 1 c'est le pipeau de Jacques . »
EL Philibert sortit de la cuisine en courant,
précédé de Pataud qui gémissait el hurlait,
avec la sensibilité des chien s' au sujet de la
mu sique.
Philibert à peine di sparu au deh ors , l'air
do llfm'lbroug s'en va t'en !Juer1'e, qu e le pipea u
essayail de rendre , cessa sur un e no te plu s aig re
qu'un coup do sifflot, et l'on e nl'ndit à la place
de co lto mélodi e populaire un débat de politesse
ontro Philibert ct 10 mus icien.
« Non, disait ce1!li-ci ; j o n' onlre rai pas . J o
sui s vonu lrop tôt; vous êLes encore à table.
- Qu'os t-ce que cela fait? r 6pond niL Philibert. D'ailleurs, nous avioJl s presqu e fini.
- Non, reprit l'aulro. J o vais l'es loI' ici à
vo us faÏt'o do la musique, E sl-i1 assez joli, m on
pip au? co n'esl plus primltif comme le
l'OS
au
(lu e nouS avions fabriqu6 aux vacauc s derni ères. C'os Lla bran che de pl'llni l' que Lon pèrc
n vait coupée pour moi. E st-olle bien creus6e
bi on perc6e , ct lisse avec son 6corce g ri se? Et
.i' 'fi sai s dos airs sur m on pip eau, qUOÎ((l1O j e
n'ai e pns pli m 'exel'cer ROUV nl uu lycée . Tu
vas entondro celu, p our vu (lu e P alaud m o por-
�LA TEPPE AUX
~ I
89
EII LES
rn cllc de jouer sans son acco mpagncmenl. ..
.Oui , tu me caresses , P alaud, lu le frolles
J a cques jouo\l du plpeull .
co nlre mos jumhos maint II nnl que ,j o no fais
p (\ ~ !\ de la musiquo. 'l'ft be d'ô lre fW.g dès qu o
j e vais reCO lllm encer, ou j o croirai qu o tu es un
8
�!JO
LA TEPPE AUX MEnLES
vilain jaloux, que tu envies mon lalent." Et
loi , Philibert, va-l'en dîner comme un prince,
en enlendant un concert. N'aie pas peur que je
m'en aille sans le revoir, pui squ e me voici avec
armes el bagage, J'étais si content de la surpri e que maman m'a faite en parlant ce malin
de Tournu s huit jours plus tôt que je ne l'esr él'. is, que je n'ai pas pu m'empêcher de venir
à la Teppe aux merl es dès qu e j'ai pu, ct je ne
l'entrorai IlU clos qu'à la nuit. J 'en ai la pormi ss ion, Allons, à, lout à l'heure, Philiberl. l'
La voix du maUre de la maiso n s'éleva lout
à co up et interrompit les derni l' s inslances de
so n fil s au nou v au venu:
« i vo us n' 'ntr z pas toul d suil, J acqu s,
dit Cl aud e Fl'anch l, nous allons lous vo us r tl'OUV' " ct mange r sur le pouce dall s la co ur
noLt'o pain ct les fruit s cl nolre cl SSC l' l.
- Ce s m it pir comme dérang m nl, 1'6pOllrlit .TacfJu s n oiso l en p nOlrnnt cluns la
Clli sin e l'al' la port res tée bl'and e oll vr l'I c penda nt son nlreli en avec Philil)(' l'l. nonjo lll' 1
Pil rd on, monsieul' el madamo FJ':tn (' hPl, honjouJ' , Il in e .. , cl il. vous all ss i, llI udr mois ·11 , Il,
llj oul a- l-il npr 's a voir ape rçu l10salic '1" 'il 11 0
/;O llnni ssa il pas,
JI n'en 6tait pas do m"' mc do Ilosnlie ; ello
�LA TEPPI> AUX MERLES
91
connaissait le fils du docteur Hoisel pour l'avoir
vu passer souvent dans la ru e avec son père
que le lycéen accompagnait dans ses tournées à
travers la ville, ou bien avec Mme fIoisel dont
la mise élégante attirait toutes les allenti ons
féminin es . La fig ure de Rosalie s'était all ongée
d ès qu 'elle avait compris que J acqu es I:Ioisel
ven ait partage r les j e ux des enfa nts de la Te ppe
aux m erles . On n' allait plus pouvoir s'amuser
librement avec cc petit mon sieur; au lieu de
s'occuper de sa sœ ur et de sa cousine, Philihert préfér erait la compagnie du lycée n, et co mment oser habiller à tOl'l et à tra ver s devant un
pel'so nn age aussi dis tingué que le fils du docte ur llo iscl?
Ces réfl ex ions allongeaient don c la min e de
R o~a
li . e a u m om ent où J acques opéra so n appariti on; m ais so n sé rieux se dégela, ct même
ell e e ul g ra nd' poin e à no pas éclater de l'ire dès
Clll'oll o eut envisagé le vi site ur donl ell e avait
redouté les airs de sup éri orité elles m oqu eries.
E ll o a u m it pu sc passer l' nvie de cc l accès d'llÏ·
larité sans fr oisse t' le nOuvea u venu; il fuisait
hon m arc hé cl son déco rum, ou, pOUl' m ie ux
dire, il était ravi de son ucco ut('e ment, ca t' ses
premi el's m ots après sa formuJ ô d'en tr6c , fure nl
ceux··ei qu 'il adr ssu it il J nt1 f1l1 elte :
�92
LA :rE PP E AUX MEn LES
« El bonj our tLvous amsi, J eann elle, la bonn e
faiseuse de gaufres et de crêpes. Di les-moi si
vo us me lrouvez beau? fl ein! suis-je assez
réuss i dans mon altirail de camp ag ne? Comment me lrouvez-vous?
- up el'be, monsieur J acques, r6po ndilJeannolle. Vo lre costume de loile vo us fuit bi en
dégagé, et vos gl'OS souli ers se moquel'o nt des
pi n es des chemin s ; mais qu oI drôle de chapeau
poin lu ! E t pourquoi es t-il aus'i lUl'ge qu'une
ombr 1I0? »
Elle se mit à rire d'avoir à chercher la fi gure
ÙU Iy 'éon sous le large uuv nt do co chapeau ell
puill multi c 101'e, dont le somm t s'610vait en
p mmid el fini ssait n uno po into dontJacqu es
avait ncore exag61'6 la hauloul' n y fi xant
lin o hranche de ge nN, qui halall çait ses flours
j aull H tl" loin au-dessus cl o la tête cl Jn qu s.
(( 's l pour me prés l' V l' cl rs co up s do so l il
pa l' réve rb6rati on », l' prit gui ln ilL 10 ly éon.
Commo tout 10 mond rinit, Hosali no s' n
pri va plu s; J acquos afl'ubl é do cc c1l1lp uu, portant ell handouli 1'e un e gib 'ièl'e de toil e grise.
uss z gOllfl ·o l tenant appu yé SUI' l'épaulo
ga ucho trois longues go.ul Il au haut desqu Il s
s'alTo l1di ssaÎt aulour d'un jonc un 01 ~ CIl fi c '11 0,
lUi n'pl' ~s nlait un e 80 rit: dl' petil Hobi nso n lres
�LA TEPPE AUX MER LES
93
JrÔle. Il resse mblait à une des gravures de ce
li vre que son papa lui avait donné aux étrennes.
Elle le dit tout bas à Reine qui, sans tenir
compte des coups de coude de Rosali e, s'empressa d'ap pre ndre à J acques IIoisel cette appréciati on de sa cousine .
« Ah! j e suis très fla tté, s'éc l'ia J acques en
ôtant son ch apeau po ur sa luer R osali e.
- P a rdonnez-m oi , monsieur IIoise] , balbulia celle-ci. Hein e es t une m échante d'avoir
répété ... ..
- P as du tout, pas du lout, r epr it vive men t
le lycéen ; c'es t moi qui suis vo lre ob li gé p uisq ue
VOli S m tl'O Uvez un type tout à fa it réussi; mais
si vous co ntinuez 11 m'appeler mon sieur, comment nous amu ser ons-nous ense mble? P apa
dit quo les cé rémoni es so nt bonnes on tre
b l'Undes personu es, mais qu'ell es sonl absurd es
eull'O e nfnnts 1 J e vous appell erai mademoiselle
loul du long dans di x ans d'i ci ; mais on allondanl laissez-m oi vo us dire Ro sali e tout COU1't
co mme j e dis : Heine on pa d a nt il votre CO ll s in e, el sachez qu'ici j e sUls J aoqu es pour tout Je
mon!! ..... hl maintenant, monsieur Franchel,
es t-c qu e Philibert es t libre a uj ourd'hui ? Voici
cl 8 fi lols à. pêc her les écr evisses qu e j'ai COllfoc ti ollll és moi-m ' 111 0 . Voyez co mm le r ésea u
�94
LA TEPPE AUX ME RLES
es t égal! Nous irions à n ous qua lre au ruisseau
des L a uchèr es , et j'ai là. dan s mon bi ssac de
qu oi go ûter : des gâteaux , des poires et des
pomm es de terre , que nous ferion s cuire en
pl ein air, comme Philibert m'a appri s l'ann ée
de mière . J'ai un briquet pour faire du feu; il
ne manqu e pas de bl'an ches mortes so us bois
ni de pi n es plates pour faire le fo yer. Ah! j'ai
pensé il tout. »
Cl a ud e Franchet avaiL co mpté que son fil s
gunl el'ait cc jou,'-là. les b œ ufs ct les deux vaches
da ns 10 pré nouvell ement fauché, ct qu e les deux
p til es fill es s' amu se raient là en compagni e de
Philib ert; m ais il s'aperçut que Rosalie p6lilla i t d'aise ù. l'idée d'un e xp6diti on aussi n ouvell e pour elle qu'un pêch e a ux éC I'cvisses cl
il II ll voulut pas d'aill e urs cause r uno déc plion à J acqu es . Par conséqu nl, il lui l'é pondil :
« Sc cl'Ois bien qu'en plein midi et par cc
so l -il VO ll S n' alll'Upel'ez pas heauco up ù"crevisses a u rui sseau des L a uchères , mais la promenade es t j olie à faire, etj o vous y so uhaite à
loti S bi oll dll pl aisir. Si j' ai un co nseil à vous
dOllll or , c'es l de vous I1l eltro en route lOtit tl e
suil , cal' il y n de ux h ons kil omètr s d'ici atl x
L atl chèl'es ell es (l 'lils pi eds de R osali e 11 0 doivelll pas all er vÎlo. Il
•
�LA TEPPE AUX MEnLES
95
Jacques aperçut une hésitation sur la physionomie de Philibert; celui-ci, qui était inilié
aux ordres de lravail pour la journée, sc disait
qu'à son défaut Jeannelte allait êtl'C obligée de
g'arder le bétail dans le pré, et que son père
manquerait de l'aide de la vaillante servante
pour l'anachage des pommes de Lerre.
« Qu'y a-t-il? demanda tout bas Jacques à son
ami. Est-ce que Lu avais quelque chose il faire? »
Quand Philibert lui cul avoué son cas,
Jacques alla déposer ses trois filets il pêche
dans un coin de la cuisine, et dit à Claude Franchet:
(( POUl' uujourd'hui, nous serons vos bergers,
ce seru encorc plus amusant. Nous irons pêcher
un jour où il fera moins grand soleil. Si vous
vous gênez avec moi, monsieur Franchet, je serai
gêné à mon lour. Allons! Philibert, en rouLe
pour le pré; va faire sortil' les hôlcs de l'étable,
car j n'osc pas approcher d'elles do si près;
mais quand elles seront occupées à pallre lil.bas, clics ne m'cmpêchcronL pas de jouer il.
cOUl·ir avec vous, de vous fuire entendrc mon
l'épi doirc sur le pipeau, de vous l'aCOn leI' de
boones hisloircs, eL d'écouL r lcs VÔLt'cs. Je
parie que VOLIS en savez, Hoslllie, vous qui
conlluissez celle de Hobinsoll. »
�96
LA TEPPE AUX MERLES
A compter de ce jour-là, ce fut une succession de bonnes parties de plaisir qui ne coùlaient aux quatre enfants que la peine d'appeler de ce nom raide plus ou moins efllcace qu'il~
ap porLaient aux travaux champêtres de la Teppe
aux merles. Mme noisel venait parfois chercher son fils, autant par procédé de bon voisinn.ge que pour s'assurer qu'il n'abusait pas de
l'affabilité des Franchet. Mais ceux-ci ne tarissaient pas d'éloges SUI' Jacques et c'étuit pour
eux lous un granù plaisir lorsqu'ils obtenaient
la permission de le garder 11 souper. Quant ?t
lui, qui était sorti du lycéo un peu pàle, il
prenait des coulenrs à courir les champs, cl il
y gtlgnail un app6Lit de cannibale, solon son
expression. Il dut expliqu l' co termo à H.osalie
qui n'on compronait , pas la signification; elle
avait si biell perùu sa timidité du pl'emier jouI'
en lui objeclant
qu'eUe rit au nez do .Toc~lIes
gu 1 s cunnihales, autrement dit les anthropopilages, Contleur horrible régal de ln clla.ir bunwinc, lnndis que lui, Ja.cquos, ne dévorait il
belles dents, mais du matin au soi .. pllr excmple,
que les fruils du verger et les gaufres de ,Jeallne lLe.
P ndClnl qu les jeunes 110tes de la Teppe aux
merl 's étaient aussi heureux que possible, les
�97
LA TEPPE AUX MERLES
grandes personnes avaient des soucis. Ce fut une
de ces préoccupalions chagrines qui conduisit
Claude Franchet à se présenter i.t la propriété
1 du Clos, un jour où il avait appris de Jacques
que le docteur Hoisel devait s'y trouver .
Le docleur, retenu en ville par les soins à
donner 11 sa nombreuse clientèle, ne passait au
Clos d'une façon régulière que la journée du
dimanche, pendant laquelle Claude Franchet ne
pouvait Iii ne voulait le déranger, et c'était
d'une façon accidenlelle et au hasard d'une
accalmie générale dans l'6lat de ses malades
qu'il arrivait dans la semaine au Clos pour y
jouir, pendallt quelquos IWUl'es, du bon ail' des
champs, et du bel aspect de son jardin qu'il
avait lui-IDCJme dessiné, car la passion du docteur 11oisol élait l'horliculluro,
Lorsque Claude Franchel arriva à la grille
du CI.os, illa trou va ouverte, el ne .i li n'oan l pas
convenahlo do se présonter chez ]e docteur avec
la harge des gros 6cheveaux de fil his qu'il
porlait au hout d'un h:1tOIl SUl' l'opaule th'oilo,
il so mil n devoir de d "poser ce pUC]lI.et dans
un herceau de yign vierge el (le capucines
appuyé (lU mut' a'entrée; mais le do 'Leur Hoisel
était précisémenl lù, occupé il fixer avec li 'S
brins de pail l les pousses \'erdoyanl Js ùe
o
�98
LA TE PPE AUX ME RL ES
l'ann ée et il. émondel' les branches mortes,
Un hapeau de paill e sur la tête, en vesle de
coutil, le écal ur en main , le do cteur Hoi 1
élait moin s imposant qu e dans sa lenue officielle, t Claud e Fmnchet so sentit il. on aise
pour lui ex pos [, le molif de sa r qu êLe,
« Excusez la faço n dont j e vi ns ch z VOIl S ,
dit-il en montrant le paqu t d fil , cl s qu'ils
furent a is tous deux sU!' le banc l'u sliqu e
pl acé au fonel de la tonn ell e, J 'ai été obligé do
profit l' cl ' Ull O co mmi ion qu o j e vais fairc il
Uchizy e fil à porl l' au li ss l'Und pOUl'
,nous fabriqu er , av c, dc la toil e il dJ'U ps - paec
(Ju si j e m'é lais habill é pOUL' m prés nl l' h z
vous, Mad ,lcin e aurait voulu savoi.' 1 suj t de
ma vi sil , l c' 's t d' Il e (Pl j'ai il vou s pari l'.
- J acqu ps no m'u pointdilqu Mm F l'Unchel
fùt indi sposée, rép nùitlo doct lU' lJ ois l, sans
(luoi j c mc s mi s fuit un devoir de prévcllil'
vol r cl éJl1 (\ rch ,
- .J VO li S J'Cil! l'ci " .11 oll siour, rcprit Cl aud
Frall 'hd, cl pui squ o vo u y ln llez tant d'nmllhilit \, voir i et' cl lit j e v ux VO li S pri el' : co
sc ['Uit do velli.' il. la 'J'cpp au x 111 01'1 s ' Illm
cn. vou s pl'O m nant, Huns nvo ir l'air de ri n, l
.1' xamin pl' '1 Ildpll' in ,d la fair pnrl cl' pour
l ~ her dl' dovin er ce (!Il' -Il e n, cal' pOUl' moi
��100
LA TEPPE AUX MEJ1 LES
je n'y compr end s rien. Elle ne se plaint point,
mais elle est loule changée depuis le jour où
ell e a été il Tournus pour la derni ère foire ;.plus
d'appé tit ni de somm eil; quand les enfant s font
des drôleri es, si ma femm e ve ut se forcer à rire,
sa figure res te aussi triste qu e si ell e pl eurait.
Est-ce qu'il n'y a pas des mal adies qui commence n t comm e cela? »
Le docleu r dul en conve nir, mais sans pouvoir
se pronon ce l' avant d'avo ir vu Mme Franc h t,
et il promit à son mari de qui ller tout de suite
lu tuill . (l e su vigne vierge pour uller à lu Tepp e
aux merl es à c t ff t.
e Franch et
Il 'M l'ci, mon sieur , lui dit Claud
n ]e quiLLant : il me faut environ une heure et
demie pour faire ma commi ss ion à. Uchizy et
être de r LOllr ici. En passant, je viendr ai vou s
demander cc qu e vous pensez de ma pauvre
Macl elein e, l :li vo us pouvez alors me l'aSB Ur l',
j'en aurai moin s gros sur le 'mur, CU l' ce n'es t
pas vivre qu e d' être inqui Lcomm e je l sui s. ))
Un qunrl d'heur e plu s Lard, le docteur lIoisel
rnlmil dun s la cour de la Teppe au x ID ri es
Ol! il trouvait Mrld Icine F" ull 'h et 0 urée à
meUre en chay au, sur utt anlicju e dévid oir, le
fil enroul a autour de nomhr eux fu seuux gisulll
dans un codwill e plar. ' e il s s pi ,ds S lJr
�10 1
LA TEPPE AUX MERL);:S
l'herbe. Le docteur refu sa d'être intro duit dans
la pièce qui, sou s le nom de salle, rempli ssait
à la Teppe aux morleS le rôle a lll'ibué au salon
des habitations plu s confortabl es . Lorsqu'on
avait dos hôtes, on dînait dans ce tte salle donl
le se ul lu xe se composait c1 p. vieux meubl es en
bois bi en ciré, de ridoaux de perso aux fenêlres ,
d'un e g rosse horloge à boîtier ven lru en marquetel'ie do bois représentant des Chin ois, cl
do siège recouverts on yelours d'Utrecht j auTle
à moiti é pelé pour cause do vé tu slé. Cc velours
devai l êll'e pLu s que cenlenaire. TeLLe qu'é lall
celle sall e, c'é lait là qu'on inlrodltisailles h ôtes
d'im portance; mais le nocteur Jll'éP I'[L resler
daos lu. co ur, où il po uvait mi eux observer à
so n g ré Yl adc lein o FranclJ l.
P IId anl leur causo ri o qui r oul a d'abo rd sur
loul's nfants ol ensuito sur los r éco ltes de co t
aulomno, 10 docteur Il 'ap rçllll'ion ùe mnladi f
dans l'apparenco 0.0 la femm o de SO Il vo isin ;
olle s' ~ t a i t auim éo pOUl' 10 rocevo il' , 1 lui mO ll tt'ait hon yisago d'hôle. All ssi ful-il oblig; d ~
P" II(ll" un to ur pl aisant pOlll' pousse r plu s loin
I;Oll ill BpO ti on :
« Jo li b sais pas , dil·il, si c'os t la. mani e
d'oxore l' mOIl méli l' qui me ti enl, mais il m
se lllble Il u o yOUS a voz les traits UH p ' II li .. 6s l
o.
�102
LA TEPPE AUX MERLES
le teint plus pâle que do coutume. Con lez-moi
vos pelites misères de santé. Je ne vou s droguerai pas trop, ce n'est pas ma coulum e, et
je sais que vous y répugnez, vous aulres, gens
de campagne. Donnez-moi votre poignet, que
je vous l~ e le pouls.
- Mais j e ne suis ,pas malade, répondil
Madel ine Franchet.
- Voil ll pourlant un poul s agilé, repril le
docteul', mais j convi endrai qu'il a lort si vOu s
pouv z m el'liCior que ri n ne lroubl votre
appétit t vo lre sommeil. All ons 1 convc n z av c
moi - je suis discrel pur profess ion - qu c qu elqu e chose vou s lourm enl e l ' spril.
- Oui , monsieur, répondit Madel iJ1 0 F['(lnIl l, 'ho.cun a ses pelits tracas ; mui ' j' 'spère
voir bientôt lu fin des miens t pour vu qu pcrso nll e n' Il so u /TI" aulour de moi, pell i III porl .
,1 ' vo us pd do n pus pari rd - 'ci il Cl aud .
!...C''i homnw'i n' onl pas aulanl d, calm (IU O
fl O Il S autr s, f 'mill es . Il
Mad 1 in Fl'ulI chrl ve nait lt peill e d'{ol ahlil'
ln sll p('ri orilé ci o son s xe sur ~o point lors(JII ' \1 e III Il ém nlil
n poussanl Il li , grand e
cx 'Ialll il li oll , et Il I -vanl los hras ail ci " d'lin
ail' égaré. L docteur co mUl clHju it il crllilldrp
qll ' Je lIl arU'i 111 , de ln malade Il ' ft'tL 1 début
�LA TEPPE AUX MEIl LES
103
d'une altération cérébrale, lorsqu'il aperçut
deux hommes qui s'avançaient à grands pas
dans l'avenue de la Teppe aux merles. L'un
~'eux,
vêtu d'un complet noir et gris, "lui élait
inconnu; l'autre élait Claude Franchet qui
marchait à pas précipit6s, dans un état d'exaltation surprellant, el qui agitait en l'air son
chapeau de pai Ile.
Dos (lU Ils alleignirent le porlail, Claude
Franchet jela il terre la charge de fil qu e son
épaule s upp orlait encore, et couml à sa fomme
en lui criant:
« Madeleine, nous avons gag"lIé les cent
mille francs. Ah! cachollièt'e, lu m'cn avai fait
un socrel. Cent mille frallcs! Je cro is l'ÔVC I', et
c'esl poudanl bien SÙ l', n'esl-ce pDS, P éll' us? Il
�vu
Après avoir obl nu il. Mtîco n ce jour-là un e
c rlilud e au suj el du numéro gag'nanl , Péll'u s
Franchel avait pris 10 promiel' lmin s'an êlant
à la gnl' d'Uchizy, qui dess rl inq ou six vil- \
luges voisin s el nolamm onl Farges , 11 avail six
kilom 'tres il fairo à pied avanl cl gagner la.
T ppe aux merles; mais l'idée de la fortull o
donl il app orlail la nou ve ll il. ses cO l/sin s lui
rend ait facile et même agréabl e co lle marche ell
pl in so loil pal' ces chemin s vicin aux dépour vus
d'o mhl'c, Qu and il avait l' i86 tout à co up
Cl uud Fran chet chargé de scs écheveaux de
fi l, c tl l'encon lre lui a vu)t pal'u lell oment il
point pour le déli vrer du secret qu 'il pétill ait
do r'a onLel' , qu'il n'avail pas pu nllclldl'c do
voir Mad loin pour lui t'cJHll'o co mpL de la
mission qu'il leuait d'o ll e.
�LA TEPPE AUX MERLES
10;:'
Voilà comment le tisserand d'Uchizy ne reçut
pas cc jour-là le fil qu'il devait meUre en
œuvre pOUl' tisser des draps avec le fil filé pal'
Jeannette. Les grands événements font oublier
les pelites obligations journalières.
Après avoir félicité ses voisins do leur bonne
chance, le docteur Roisel voulut se l'eLirer par
discrétion; mais Madeleine Franchet le pria de
rester encore un moment pOUl' les aide!' de ses
conseils:
« Nous allons êtro embarrassés, lui dit-elle,
pour gouvol'fler cet argent qui nous tombe du
ciol, ct Claudo vous consulter.a it tout de suite
s'il était remis de celte sUl'prlse qui le [ail en ce
momen t paI'l cr et riro il tue-tête ... »
En orret, le pl'opriétaire de la T ppe aux:
m l'los allait cl venait à travol'S la 0111' 011 parlant avoc volubilité de sos plans d'avenir: il
l'achelait los pal'cell s détachéos do l'héritago
des Franchet depuis vingt ou trento ans; il
faisait dMl'icher 1 haut ùu coleau etlo planlait
en vigno; il refaÎlait 10 toit de la grange,
avurié pal' sa vélusté; il agrandissait les
étables.
Mais, avunt toules ces améliol'Utions, son
p,'emiel' ncte alLail êtro do s'acquiLlcr envors
les Tailland. Ils avaient beau être au-dessus
�W6
LA TEPPE AUX MEf\LES
de lours affaires, cotte somme rondo lour ferai t
plaisir, et ils se réj'ouil'aient, oux aussi, do la
bonne chanco de 10urs parents. C'est SI naturel
d'être saLisfait du bonheur des siens !
Claude Ji'ranchet débitait ce flux de paroles
d'une voix un peu oppressée; ses ye ux brillaient, sa fig ure étaiL rou ge, et il agitail ses
main s en gos tos bru squos. C'étniL ~L sa fommo
ot à P étm s Franchel qu'il adressaill' ox posé do
ses projots; il paraissait avoir oub li é la présonco du do cLour 1Ioi8el, qui l' xa millait d'un
ail' méditatif t nuquel Mad ol in e demauda tout
bas avec anx iété :
Il Esl- '0 ([1I'il va rostor longlomps exc i L
é
èomme 10 voiHL? No croirait-oll pas (ju'il a ln
fi 'VI" '? »
C'était hi n co que pensa it 10 doctour; il alla
t:\Lol' Jo poig net de Clauu o Franchel, en lui
di sa nl :
« Il [ltut vous calmor, Illon ami, si vous no
voulpz pas inqui eL l' voLrè femmc. Pui sq uo VO li S
m'ayez fail vOllir ici on qualilé do médecin, jo
VOlIS prcscri s un grand v l'l'
(( 'cau h pein o
rougio de vin Ù pl' nul" LOllL de suile.
h! s' ~c l'i a Cl aude Frun chr l, vous tl'OUV Z,
Illoll sinul' 10 docLeur , qu o ma fOI'IIlI)(' I11 C monL
à la tête; l\Iud clein s figuro fl ussi, j le gUëe-
�LA TEPPE
AU~
MEnLES
107
ral:!, que mes cent mille francs me rend ent
égoïsle, puisquej'oublie quo mon cousin Pélrus
a besoin de se rafraichir après avoir avalé la
pouss ière de la roule. Eh bion! Madeleine, sersnous dans la salle où je prendrai ma médecine
pendanl que Pélrus goûtera notre vin blanc. Si
M. IIoisol voulait nous faire l'honneur de trinquer avec nous en gOlltant notre liqueur cie
prunelles, il me rendrait servico, cal' j 'ai dos
cOllseils il lui demander.
Le passage de la cour onsoleilléo à la salle
fmÎclie l so mIH'o, dont il avait fallu ouvrir les
vo lel', fillombel' 1'0xalLalion de Claude Franchet
aulanl que la boisson anodin jugéo propre à
atlénuer 10 bouillonnel1l nt de son sang dan~
ses veines. Il reprit po ssossion de lui-mr.me et
s'informa gravement auprès de M. IIoi sel des
llloyen s à employer pour toucher les cent mille
francs.
CeLLe aITnil'e n'oITrait qu cl lIX ait rnaliv s.
011 biell Claude Franchet cl Vllit se rendre à
Paris pOlll' Louch l' lui-même son ul'g nL, ou
bien il dovaiL confier cetle mission il l'une des
rompnrrnios financières ayant UIlO succursale il
Mt\con.
fadol ine l' ranch t repoussa 10 promier do
ces deux moyens Claudo n'é tait jamuis nllé à
�tOB
LA TEPPE AUX MERLES
Paris et ne saumit pas se diriger dans une
aussi grande ville; il Y courrait .le danger d'être
volé. Claude sc récriait il chacune de ces objections de sa femme; 11 les tournait en plaü:;anteries; mais comme il la vit sérieusement alarmée, il finit par déclarer qu'il fallait s'en lenir
au second moyen indiqué par le docteur
Il oisel.
Celui-ci eut alo('s à expliqu er comment
Claude l' fanchet pourraiL recevoir son argent
n Mn.con, ct commo il nommait L'uno après
l'autre les so 'iét6s do banque établies duns
celle ville, Clau do Franchet 10 questionna au
sujel du banquier V .. •. i l'on pouvail sc fier il
lui pour celle aITait'e, iJ valait mieux Ja lui
donner qUi' de recourir il d'autres, puisqu'il
l'avait commell '6e. C'6laillui que Pétrus Frall'
chet avait consulté t qui lui avait donllé lIllO
c dilude et mf'me lI/lU preuve matérielle pnr
l'échange d'ull télégramme de Mt\con il P a ri ~
el vice versa, cl pal' l'olTre d'un acompte immédiat il valoir SUI' lu sOlllme il toucher.
« .Tc 11e !luis pus vous l'enseigner à fOllù sur ·
M, V·", répondit 1 docteur Iloisel; je Il ffi'OC\ ~ lIre
point d'nITl.lires cl finallce. J o sais seu lement (ju'il IllI'nC' grand train. On me disait
l'uutro jour (lue M. V'" est en ma,ché pour
�1,0 ùocteur lI oiRI.I, l'II,,1'I1l 1't"lrll1 Cl GlallÙo Frn"dlCt <lao, la salit.,
TI'I'I'J, At:X MI',lIl,l:K.
10
�HO
LA 'l'EPPE AUX MErtLES
acheter le château de Gerberoid, qui vaut plus
d'un million.
Pendant cette conversation, Pétrus Franchet
s'informait de sa fille auprès de Madeleine et
nnnonçait L'intention de repartir le soir même
pour Tournus, en emmenant Rosalie.
Madeleine Franchet se récria conlre ce projet
de son cousin :
cc IL fau t nous laisser Hosalie, lui elit-elle:
nous vendangeons ùemain et je lui ai acheté
un paniel' cL un couLeau pour Lenir sa range
avec Reine; ello auraiL trop gros crour de S'OIl
aller co soir.
- Mais 0\'1 est-ollo? demanda Pétrus I."l'anch el. J e m'allellclais à la voi.r courir tl ma l' Il contre, eL depuis quo nous sommes ici, rien no
boug'e ni dalls lu COtll' IIi dans le jardin,
- C'esL (lU les cnfallts sont plus loin; ils
ont voul\l aller l1ujourd'hui au ruisseau des La\]ehères jlêeil Cl' des écrevisses pou l' MtriC floisel,
qlli les aime. »
l\lu1b'ré les (forls de Pétl'us Franchet pour
'ocher sa co nLrn.riélé, Madeleine comprit Il. 10
mino allollgée de son cousin qu'il n'était pus
rrlssuré sur les risques ùe celle excursion, cL
\lUe con linua ainsi:
c. Quel accidonl crnib'nez-vous pour Rosalie?
1)
�LA TEPPE AUX
MERL~
ill
Philibert est assez grand pOUL' la garer ues
bœufs qui passent dans les chemins et Rosalie
connaît les endroits où il n e faut pas s'asseo ir
dans le bois, crainte des nids de se rpents. Vou s
n'avez pas s uj et de vous tourmenter. Les
enfants vont être ici dan s un e ou deux h eures .
- C'est égal, r épo ndit P ét ru s Franchet, j'ai
envie d'aller il leur l'en co ntre. II
Malgré cc dés il', exp l'irné d'un air soucieux ,
le pèr o de Llosa lie /l 'osa point quitler la sall e,
de peur de comm etlr'o une impolilesse e nve l's
le docteur e t so n cousin, dont la conrérence
continuait sur la grand e question du j our.
P ondant co temp s, H.osalie ,<j'am usait a u bois
des L a udl l' cS plus qu'elle ne l'ava it e ll co re fait
depui s so n arrivée ù. la campagne. Elle ava it
trouvé so us bois des n urs bi en plus jolie qu e
cell es dont 011 amassait de vraies bottes chaque jour dilll A los prés L sous les hui 'S, et dont
1 so rt é luit de sc fano l' sur la galerie de la
Tepp aux m ri es e t d' êt re lallcées e /l fwite sur
le fumi r. Pui s, c'é tait très joli, co boifl avec
ses arbros Cil berc au de branches ntre-c roi86 s, et dont le picd étuit e/ltour6 de mou sse
fine corn ill e du velours vel'l. On m a rdUlit làdess us comm sur un lapi s; ct qu and On se
bai ssa it pour cueillir Ulle lI c urctle ou un g land
�U2
LA TEPP E AUX MER LES
sorli de sa petite cou pe grenu e, comme c'était
drôle de sc senlir arrêlée tout à coup par le
bras crochu d' une l'on ce enlortill ée dans un
pan de l'ohe ou prise dans un nœud du chapeau. Rosali e app elait Reine ù son aide, el riait
de se se nlir prisonnièr e. A poill e dégngée , elle
co urnit après un papillon. Il Y Cil avai t de
toules sorles so us bois : de hl ancs , avec des
ye ux noirs sur leurs quatre ailes, de tout petits
d'un bl u lair, beauco up de couleur fau ve,
bi ga rrés de taches brunes , ct enfin un plus
beau que Lous les aulres qui rn olltrnit sur ses
ail s des rond s brillants tout pareils à de la
nacl", avec des reflels bleus, roses cl verts.
Celui-là, Hosulie voulait l'ultmpor ft toute force ;
il ln mena loin. On va plus haut ot plus vito
uvcc cl es ail es qu' avec do petits pieds, quelqu e
\l " ilcs (Ille so ient ceux-ci, cl Io papillon nacré
s'on vol a par la lisière du bois rl alls la direc tion
d'un e vigne, n laissanl il !loBali que la consol ati on de (lire il sa cOll sin o :
« Jo l'aul'Ui s li, si un des nl els ù écrcvisses
do ces ga t'(iO l1 s avait pu mo S l'vil' Il l'att mp '1';
ll Hl. iH il H /l'ont pas vo ulu m'en prÎllC I' un .
- C la Il t' aul'nil sorvi il ri n, lui répondit
Rosali , lu {Lurais a blm ' lon papillon. El pui s,
qu' 'H l-cc que lu n aura is rai!.?
�i1 3
LA TEPPE AUX MERLES
- J e l'aurais montré à papa et à Ursul e,
ti ens ! roprit Rosalie.
- Oui, comme les fle urs que lu cueilles, dil
Uein e.
- Tu ne les aimes donc pas, toi qui ne los
ram asses jamais?
- Au conlraire, c'esl parce que j o les aime;
je lrouve lJue je n'ai pas besoin do les cueillir
pui squ 'e lles poussenl parloul autour de no us.
Et c'es t natmel que lu les co up es, toi. Les gens
de la ville n'y manqu enl j amais qu and il s se
promène nt dans les champs. Nou s aulres, nous
les préférons sur place; si lu voyais comme les
cerisiers ct les pommiers du j al'c1in sont j oli s
au priJltemps quand il s sO lll bl ancs et l'O S s de
il urs, c'es l pour le co up que lu an t'l1 is envio
d'en faire un bo uquet. Mai!l alors, adieu pommes
el ce ris ·s.
- EL re s rait bien do mmage, l'rpril Rosalio
gai m nl.l\'Iais qu'esl-ce qu'ils onl donc il s'égo.3ill cl' po ur nous appel r , ces gar</oll s? >l
« C s garço ll s >l, comm di sait 11oso.1i e, sollicitaient « ces demoisell es », aill si <1u o di sait
JncfJ l1 eS, de vonir co ntempler Jo rés ultat mag ni fiqu e de Icur pècho aux écrevisses. A force
d'ail l ' visil (' 1 s fil ls muni s <l'uB apptU cl , tête
de moulo ll arrosé de lér \belllhine qU'Jl savaient
10,
�114
LA TEPPE AUX MERLES
plongés de place en place le long du ruisseau,
les pêcheurs avaientrecucillisoixante-trois grosses écrcvisses. Ils en auraie nt cu davantage si
Philibe rt, plus prévoyant que son ami, n'avait
rejeUé dans l'eau toutes celles qui pouvaicnt
croître encorc.
« i nou s prenons le fretin, avait-il dit, que
trouveron s-nous il. pêch r l'année prochai ne? »
C'était après avoir vidé ce différend à,l'amiable quc tous dcux avaicnt appelé leurs compagn s.
Ellcs u 'co ururen t; los pôchours les virent
bi entôt dcsce ndr vers 10 ravin où 10 ruisseau
ùes Lau h\r()s glissa it son filet clair à tl'uvel's
UII fouilli s li végétation. L lit do cc polit cOllrs
d'cau élait accid IIt6 pal' des ressa uts de lel'l'Ilin
qui, dl! loin on loin, le fai so i nt lomber en cascarle IlliJlu scu le. li pi tl do chacune de cos
cou]lUI'!'s, il sc formait un élang Cil miniat ure
d'où reparlait n mllrm urant sur Ipl! cailloux
du fond Je Iliv au d'cnu qui s' n allait, fl petit
Ill'uit t d'UllO allure paisihlc, sc mtler hOflUCO Up
plus loin, ft plu sieurs kilomètres do là, au grand
courunt d ' la Snôn .
C'était près d'un de c s élallgs IL pino long
ol larg do lieu ,' ou lroi s !TI ·tros qu lcs ]1(;cheurs allondui nt les complim ents ùe lours
��HG
LA TEPPE AUX MEnLES
compagnes. La sacoche de toile grise où gTouillaient les écrevi sses élait ferm ée par une ficelle,
de peur de quelque évasion des prisonnières,
fort suj lles à s'échapper; mais Jacques était
prêt à dénouor le sac, et avant mi':me d'en venir
à celle preuve, il s'écria , dès qu'il aperçul 0.11
haut du talu s le chapeau de Rosali e el la capelin e en p r('ale tl fl eurs do Hein e:
«
oixanle- lrois! presque grosses commo des
lango usles! Elles on font un bal, dau s ce S:1c!
Ah! ell es sc démènenl! »
Rein e n'éLail pas curicuse d'oxaminer les
6 Tcyisscs; en vraio nll c de campag nc, clio
n'avail pas (le go M pOlir c Lle pêche, au point
do vuo do l'app6lil; l' app l\ t ù la térébonlhiJl e ln
dégoù lail d c ru sluc ' com mo mcls ; mais
Rosali o n'ava il nucun - de es raIso ns p Olll'
l' -fu se r ù' xnminor la pêche, cl oll e s'amu sa
hcauroup lI·s que Jncclll cS eul délié le suc aux
écr visses.
Toul étai t en mOllv monl dans c Lle Illasse
confuse dc carapaces et do pin ces d'un v ,'t IlQil'ti tre elluÎsun t. Les longues antonnes ployu lltos
s'agiLuiclI l; les efTorls dos prisonni\l'Cs pour
monler 1 long de ln muraillo de toil e ronversaient leurs comrngn s dont la fa ce inléri euro
du corps apl'uraisgttil r lors, l\Vec ses anneaux
�LA TEPPE AUX MERLES
117
d'un ton plus clair, avec les dentelures de lems
queues et Jeurs petites pattes convulsivement
remuées. Quand une de ces captives avait grimpé
Lout en haut, au grand elTroi de Rosalie qui se
rejettait en arrière de peur d'avoir son pelit nez
serré dans les pinces de la fugitive, Jacques
saisissait celle-ci par le corsage ct la rejetait
dans le tas, non sans faire des plaisanteries
flui changeaiont en éclats .de rire la frayeur de
Hosalie.
Peu tl pou, He s'enhardit; après s"'Lro amusée à fairo sorl'OI' par les écrevisses un boul de
bois qne elles-ci prenaient pour un moyen de
sauvotage, puis le coin <le son labli l' qu'elle ne
pouvait plus ensuite arracher t't, la pince tenace
qui s'y étaiL accrochée, elle nnit pUlo oser prendre une \crevisse par le milieu de son corps
pour la lallcer ensuite sur les auLres, à l'exemple
do Jucqu s.
Toute fi '1'0 de cel exploit, elle no douln pas
cl sa apacité à on accomplir un autre lorsqu'il
fut quostion do s'on rotournor li. la Toppo aux
111 e dos , Pour regagnor le chem in vicinal, il fal·
IniL fuiro lin grand détour salis hais SlIl' la l'ive
du ruisseuu où l'on so trouvai l, landis qu'il 'j
avail moyen d'ahrégor on passanl 10 miss au
pOlll' l' Illonlol' ['uulr lulus . Travors l' le cours
�us
L A TEP P E AU X MEn LES
d'eau en prenant pied de loin en loin sur les
g rosses pierres disposées là en manière de g ué,
c'étai t une opération bien simple pOUl' Reine ct
po ur Philibert. Ell e é tait sans difficulté appar enle pOUl' Jacqu es lui-môme, ct pourtant , sans
vo uloir en avoir' l'air, il combin ait ses m ouvements po ur gard er son équili bre dans ce lle traversée donll'JJ ab itud e lui manqu ait.
Rosalie refusa l'oll're qu e lui fDisait Philibert
de la porler dans ses bras S UI' l'autre rive , E ll e
fut près de sc f:ic hel' 10l'squ e Philiber L in sisla
pOUl' l'atteudre d'UllOpierre ù l'a utre en lui tendant ln mui n,
« Esl-co fju e je suis infll'ln o? répolldit-e ll on
lapant du piell et n devenant toule l'o uge.
Allez en n va n l, YOU S a ulres, el je vo us sui vl'ai. 1)
Ell e élail onco re un p u ému de co l l' ail
mom nl où Il e dllt s'nve ntu rer il so n lour sur
les pi en es du peli t g ué; ello sallla Il' s les lemenl do la pl' ' mi l'e l1 ]a seco nd e ct de ceUo-ci
à ln lroisiè m ; mais li oubli a ou plulôt oll o
ig nol'lli l (IU 'il ne fauL pas 'hanlor victo ire avanl
d'avo ir gag ne sn. gogc ul' . P osue sur la pierro
qu ' un II mi el' co ura llt du l'lIi HHOn ll sé parait de
la l'ivo 10011 cl hel'bu e, eH leva la lf' lo pour
dir il Phi lil H' rl qui lui fll isa it fnce ft fju eleJlI es
pas de lil :
�LA TEPP E AUX MER L ES
« Eh
H9
bien! es t-ce que je ne m'en Lire pas aussi
jolimenL que toi? I I
Et olle voulut donner une dorni ère preuve
de son agiliLé en sauLant sur le gazon. Son élan
fut-il mal calculé? ou se lança-L-elle sans même
mes urer la distance, dans l'excitation du triomphe? le fait es t que ses doux peLits pi eds plongèrenL dans 10 ruisseau ct qu'en so senLanl mouillée jus1lu 'à mi-j amb es , ello se miL à crier de
Lou Les sos fo rcos.
Do grand s éclals do rire so mùlèrent il. sos
plaintes. P ourlanL, ni Hoin e ni J acques n'é taient
moqu eurs do leur naLul'ol; mais il es t )ien
connu , sans qu'on puisso ex pliqu oi' pourqu oi,
Ilu'un o chuLo fait riro los spocLaLeurs. Qu anl il
Philibert, il no riait pas du LouL, bion qu'i! sùt
qu'il n' y avait aucun autro dangor pour sa cousin o qu'un bain de pieds peu agréable. Il courut
au hord do l'oau ot enleva dans ses bras Hosalie
qui ne songeaiL plu s à so plaindre d'ê Lro porLéo. Ils romonLèront ainsi 10 lalu s ju squ'au
chemin vicin al qu 'il bOI'duit, sui vis touj ours par
les éclals do rire ùe Rein e el do Jacques . C'é tait
plus forL qu'o ux ; ils aurai nt bien voulu repronù1."o lour s6rieux pour ne pas affliger Hosa. lio; mais il s so figurai nl on 'oro la drôle de
min o qu 'oll o avait on r nfonçant, et il s ne pou-
�120
LA TEPP E AU X ME RLES
vaient pas s'empêcher d'en rire encore, d'en
rire jusqu 'à être for cés de s'essuyer les yeux.
Ils auraient trouvé un nouveau suj et cl'hilarité ùans l'aspect comique des jambes do Rosali e, loutes souillées de vase , ct do ses so uli ers
dont le cuir disparaissait sou s un e co uche de
détrilu s aqu atiques ; mais leur gaielé s'évanouit
lorsqu'il s s'aperçurent qu e la fill elle peenait so n
accid ent au tmgiqu e et sanglolaittout haut.
Age nouillé devant olle, Philibel'l essayail do
la déchausser.
« Pussez-I.l1oi vos mouchoirs, leue dil-il, pour
quo j s che ses pi ds ; oll e n'aurait fln 'ù prondl'e froid .. , Ah! jo vais lui onlorLill l' los jambes
dans ma ves lo. »
Ils la soignèrent si bi on qu'ollo finit par se
calmer, Alors, il ful ques tion cl l'e tournor au
logis ; mais Hosulio 11 0 pouva il pus fairo la
roulo pi eds nu s, omme uno hCl'g'. ro d'oios du
pays ,
L'im agin ali on de J acqu os Mant lII oubléo par
srs l 'elur s des xp6di onls ù l'uHaS'o Il Hex ploralel/I's cl s contrées sauvag H, Illi fOlll'llit
id éo : il 11 0 s'agissa it qu o d 'oupo!' dos Imlneh os, d' Il compose r Ull e s0 1'1 do 'haiso qu o lui
L Pbilib l'L porlerai Jlt, l S UI' la/ju oHo Hosnli
somil aSHiHo l f 'rail 1 traj et 'omm o n ll'iom-
'"l
�1 ~l
L A TEPP E AUX M En LE S
phe. Ce proj et souriait à Ro salie , m ais Philiberl le r epoussa.
C(
En nou s v oyant arrive r, elit-il, maman
croirail ma cou sin e bl essée . Il vaut mieu . qu e
j 'aill e lout bonne ment à. la m aison cl1 0rch er ues
chauss ures POU!' Rosalie , En m 'allend anl, r aconle à. ces demoiselles un e de ces j olies hisloires qu e lu sais e l qui les amu se nl la nt.
Au mom enl où 110sulie ria it foll em nl des
ex travagances du baron de Crac , na lTées e l
mimées à m erveille pal' J ac qu es , Philibert eutra il dan s la cour de l a T eppe aux merl s el
r slilil muet de s urpri se el de conlra ri é lé \j h
trouvanl l'on cle P é lru s donllu promièr e qu esli oll l'inl rl oqua :
« OiL es l Hosa li c'? Il n e lIli es tl'ie n UlTivé? ))
Apr' s un momenl d'hés ila tion , Phili h rl dul
avou er l'in cid enl dOllt son oncle ful si alarm é
fju 'il vo ulut pilr lir lui-môme pOUl' r e lro uver sa
till e ,
:1. 1
�VIIl
Dan ' cetto parne du MtLco nn ais où les cullu l' OS son l Vil riées et où les propr.i6lai l'CS carn!>(lg nard s n'ont jumais qu'uno parlio do leur
hOl'itage pl anléo en vigne, on loue des joun!ali rs qui so!'vo nt d' nid s, mais il es t d'usago do
no poinl payor lours servicos p OUl' les vo ndao!) s. CotLo cuoillollo st con sid ôl" 0 co mm o
un plaisil'; on y invile los voi sin s, eLles hOl1 s
ropas <{ll'on lou!' donn o pUl'Uiss nt ft Lous 1111 0
rémun ération suffisanLo de la besogll o de la
journ 6e.
Le [(' Ilel main , dos cinq hour s du malin, ull e
douzain e do ge ns do FfU'gOS s'n.cl lO lIlin uionl vors
la T ppo aUx m d es ; l 'ram es 'L filt ' Uos portaienl lUI hl'lls un punior vid o cl, dall s III pochell e cl lou!' Lahli l' hl u, 1 co uloau l l'ln ant
r.~
trad il i01l1l 01, fral e hom nt ai g ui sé ; los h o m
�L A TEPPE AUX MERLES
123
qui les acco mpagn aient é taient chargés de lar ges
corbeilles ; p arfois les éclaireurs de la lroup e
hélaient les r etardataires en les men açant de
ma nger toulle déj euneravant leur arrivée ch ez
les Franche t. L e fil et de fum ée qu i s'élevait a udess us des ch emin ées de l a Toppe aux merles
annon çait qu'on s'y élait prépar é à r ecevoir
conve nabloment les ve ndangeurs .
Dop ui s qua tre h e ures du malin, J oann ette
alla it ot venait do lu sall e , où olle drossait le
cou vort, h l' àLre de la cui sin e , où bouillail dans
lin o énorme m armite la so upo aux choux ol a u
hu'd; Ile ava il déjà lout disposé lor squ o Mado1 in e Fra nchel desce nd il, un peu avanL cin q
hOlll'es, el adressa h ]a servanlo un o qu es lion
qui fil lomb ol' dos mains de colle-ci ]e co uLea u
donl e ll o laill all les derniè res tranch s de pain
da ns UII O so upi èr o :
« Qu oi ! répo ndit J eann olte donl les bras
s'aha tlire nl 10 long de sa jup , VO li S no savez
donc poinl c qui on os l que vous m o demandi oz s i ITl il1Ll'C Fran chel a fini do prépa l'er la
cuv o p o ~' la vo nd a nge? No us voilà hien, a vec
douz vontl ang urs ol por sonn o pOlIr mener
l' ou vrage. Toul ft l'he ur , j'on "Tog na is lonl
Ilo ul o, m ais .i p nsais fIll Ovou s savi oz qu o maUre
Fra n 'hel os t parti p OUl' Mftco n. Il m 'a dit on
�LA T EPPE AU X MEIl LES
passant qu'il se dépêchait pour g'agner le premier train; il était habillé en dimanche, et
qu and je lui ai dit: « Eh bien, et la besogne
d'auj ourd'hui? » il s'es t retourné un peu pour
me répondro qu'il ne faudrait pas se tracasser
s'il l'enll'uit tal'cl ce soir.
Madelein e Franch et mit fin uux doléances de
J eann otte en ('épond ant qu e le vi oux Thibaud
diri gemit la vend ange, et elle garda le secret de
sa vlve co ntrari été. P OUl' avoir co nsumé cl ans
l'insomnio los premières heures de lu nuit, ell o
était lombée ensuile dans \lU SOlnm eil p sant
qui l'avait empôchée d'e ntendre les préparalifs
de son mari,
Ell o (lul refoul or ces préoccupali ons chagri nes , Los vond angou l'S al'l'i vaienl Il 'hantallt , t, du haut do Ju galeri e de la Teppe aux
merl s, deux. voix clair s essayaiellt de répéter
l Rosali e
le l'erm in cl 10 111' chanso n, H.eill
cé lébraient nin!!l leul' joie do s '(?tl'O révoill é s
assez Il L mps pour assisler ù lu promi ère scène
dos pl aisirs do la jomn60 .
Philib orl no put pas ve nd tw gcr loute la
j oul'n ée il cMé do sa co usin e, do Jacqu os t do
sel SUl UI' , comm e il se l' étuit promi s. Ail mo lli nl où L'on parlait pOlll' ln. vigno apI"s le d6J 1111 01', sa mèro lui avait dit :
�12f.
LA TEPPE AUX MEULES
« Il ne s'agit plus de t'amuser aujourd'hui,
mon pauvre garçon; il te faut m'aider à remplacer ton père; tu vas d'abord resler au cellier avec le père Thibaud qui finit de l'approprier; puis, tu nous serviras d'estafette d'un
bout tl l'aull'e de la vigne. »
C'était moins gai que de badiner autour d'un
cep à dépouiller de comple à demi avec Jacques;
mais Philibert obéit avec docilité. Il ne put être
témoin de la vivacÜé avec laquelle Rosalie coupait 1 s gl"llppes ct en remplissait son panier, et
du ton satisfait donl elle appelait l'homme (lui
parcourait la vigne, avec une corbcill dans
laquelle les vendangeurs vidal nt1 urs paniers,
pou l' lui cl ire:
« Pltr ici, je vous pl'ie. Mon panir)" déhorde.
Jc vaiH vile, I,ein?
- , i vile, que ça n'ira pas de Ce train jusqu'à
cc soir », dit la Thibaud qui velHlnng ait La.
range la plus proche de celle où Hosalie, Heille
cl ,Jacques s'escrimaient à qui cu illel'ait Je plus
de raisin, tout Cil jasanl l on picorant des
grains 'oml11e une nichée de griv s.
En ond, il y eut un moment 01\ .Jacques déclara 1(· prrllli r que c'élait faliganl d He courhel'
si bas, (')'s le sol, cl où Rosltlio, (lui voulaillonil'
hOIl, fillil par s'allonger sous un cep l!'''S feuillu
If.
�1'26
LA TEPl'E AUX MEHLES
pour expérimenter comme ce serait drôle de
mordre à même un raisin sans y porter la main.
C'élait drôle en effet de se barbouiller les lèvres
de ce bon goût de raisin chaulTo par le soleil, et
c'6 lait si bon que Ho salie voulut recommencer;
mnis ene s'endormit sans s'en douter, le nez
contre la grappe où olle venait de donner los
premiers coups de donls.
cc Qu' st-cc que je disais? reprit la Thibaude.
Ce potits messiours ot ces demois 11 s nous
fonl honlo à la promièro heur d'ouvrage;
mais lel1r courage, c'est un feu do paille. Ils
no savent point poin rune journ60 tout en
douceur el sans se presser, comme nous
alltl'es .
- Thibaude, lui dit Jacqu fi gaiement, VOliS
Ill'appr Il z trop lard comment il faut s'y prendl' . Je m'en vais faire 1 16zard, moi auss i ,
pOlir m reposor comm Hosali ; qualld j mo
l' 'll'ouverai dispos, jo v ndangerai à la manièro
cl n ine qui est la vÔlre. ))
C ful Philibert qui réveilla sa cousine ct SOli
alll i au mom nt de la collali on, l'rpus froid servi
vers 10 milieu du jour dons la vigile aux vendangeurs (lui mangent sur 10 pOli' , Cil gro upes
dispcl'sés au gré du c l'cio d'ombr {Ju' p 'u"cnt fournil' les acciù nls de terrain ot les arbrcs
�LA TEPPE AUX MERLE S
127
fruiliers planlés çà el là à lravérs les plus vieilles
souches .
L es quatre j eun es amis fur ent heureux de se
retrouve r pour celle dinelte en plein air; elle
avait 10 ch arm e de la nouveaut é pour Jacqu es
ct pour Rosalie. Ce lle-ci déclara qu e , décid ément, la Teppe aux m erles était un vrai par adi s ,
el au cun des Lrois a utrcs n' cul l'id ée de trouver
celle opini on exagér ée; J acqu es lui- mè m!' aYn.lait la piquette et m a nge ait de la da ub e fr oide
Sur un g r os morceau de pa in bi s av cc un appUtit
qu'il n e m ontrait pas loujours il la labl e de ses
parc llls .. ï Mm e I1oiscll'avail vu cx péflie r co Lte
collati on, ell e a Ul'Uit e u de f)noi ra iso lln e r sur
c t in slill ct capri cieux qui rait prMé rer (lUX
enfa nts très choyés ch ez oux los plus simpl('s
nlim O/lls donl ils n' ont pus l'h abilud e aux fri andi sos pa r les qu elles lours pa l' ' Ills s' in rré ni enl il
s timul e r leur nppé tit; m a is Im r lI oiscl n'é tait
poinll iL, e t comm e oll e a va it pe rmi s à J acqu es
d'acce pt e,' pour la joul'l1 ée enli ère l'invita ti on
do ses vois in s , il s'cn dOllnail à houche gu e
ve ux- lu c t IL 'Ul ur joie cl es plai s irs champ ê lrcs
de la ve nd ange .
C· Il ' ' luit pourtalll pas suns paye r d sa perSonn e a ux lrava ux du jour. Apr ès la coll a tioll,
il s uivit Philib ert pour aider les h omm es Il. ln
�128
LA T EPPE AUX MERLES
cuve et ce fut à eux deux qu'ils élablirent sou s
la gr ange un e long ue lable de planches supporlée pa r des tonneaux vid es , qui devait être
coUp. du souper. Co fut un e afTaire sérieus
pour les deux j eunes garçons de con solid r
ce lle table sur l'aire in égale du sol, de rouI r
daus un coin de la g ran ge la feuillette plein e
do vin au r obin l de laquelle les fulurs co nvives iraienl pui s r à m es ul'O que les bouteilles
di sJl el's6es sur la grosse nappe il liteaux r ouges
se vid raienl. près ce lle pl' mière in slall ation ,
Jacques alla r équisiti onn er dans loutes les
clHtmbrcs les chaises portalives , pend ant qu e
Phili bert allu mail )e four selon Jes inslructi ons
Ùp .1 'ann elle.
Do.II 8 la cuisill e, 1 feu (] u.rnh ail clair , el ses
ptll illem 'Il ls ac ompagnllicnl 1 g loug lou de
deux grand s pots dl' font e d 'O l'l s'écllllp pait llllO
hO flll e odell r do riltro ûl. LC'f! chal nfls du tourn ebroche pend ai nl, pl'ùles il fa ire 1 Ill' fonction
db; qll o l' arri vée de l'avanl-<! Pl'Ili or charro i ci e
Y(,lId all :'e ann oncerait qu' il étnitlelllps de III ' llro
le rôt i ail [ou.
Toul Il aid ant J cnnll elte ~L faire les fl ans de
courges, 1 IJ1' icnou l los galf' lI 'S, Madcl!' in o
Fl'Itll cbeL, IJlli fi Unit ell œuvl' co jOllr lil Loules
les reHso urces do la Tepp aux m rIes, sc disail
�LA 'l'EPPE AUX MERLES
12!J
qu'elles avaient suffi jusque-là aux besoins ct
aux goûts des siens, el elle se demandait avec
appréhension si un accroissement de fOl'lune
n'allait pas leur être plus désavantageux qu'utile ,
Il fallut se meUre il. lable sans le maÎLre du
logis, eL Maueleine Franchet n'eut pas besoin
de secouer sa préoccupation pour meUre ses
convives il. leur aise; les vendangeurs rapporlent toujours de la vigne ulle s'aielé qui ne
demande elu'à s'épanouir; la vue d'une lable
abo nd amment servie suffll il la porLer tl son
comble,
La larLe el les flans avaienl subi de forles
hrèch .s, et Philibert, qui servait de sommelier,
venail do r 'rnplir il. la feuillelto Ulle dizaine de
bouleilles, pour obéir au désir du père Thibaud,
le doyen de l'assemblée, qui demundail il lous
do boir ù la. salllé el à prospérilé de la famillc
Frunchet, lorsqu'un bruit de roues annonçanl
uno voiluro ct les c)ufluemeuls d'un fouet se
firent onlendre,
(( C'est le patron qui l'evient, je pense, dit le
pèl'e Thibaud, ALlendons-le pOUl' trinqu r fl sa
santé, puisquo le voi 'i au bon IllOlllcnt. »
Madel ino Francll t no pensait pas C]U cc fûl
SOn muri; il Mait parti [l piod 10 malill cl lit'
pouvait par cons6qu 'nt rontrer qu p "<lestl'("
�130
LA TEPPE AUX .MERLES
menl, ... à moins qu'il ne lui fùt arrivé quelque
accident en route. Mais cette crainte, si naturelle à une femme aimante, ne fit que traverser
l'esp rit de Madeleine. L'allure de l'équipage qui
s'avançait vers la Teppe aux merles dans celle
obscurité du crépuscule qu'on avait dù dissiper
dans la g range en allumant plusieurs flambeaux
ct deux lampes, cc petit trot relevé, ces coups
ùe fouel qui sillonnaient l 'air de zigzags et
de cré pitemonts joyoux, n'annonçaiont aucuno
catastrophe. Le comluctouf do celle voiture
d vmt t'Jlre gn i ... C'était sans doule qu elque
vi sitellr de la famille 1I0isol. L'avenue du Clos
croisait, à vingt mèlres du porlail de la Teppe
aux m l"Ies, le chomin qui menait à. celle-ci ...
Encore quelques lours de rOll, l l'on nlCll,lt'ail so pord.. dans 10 loinlain le bruit ag-açant
cIe cos coups d fouol.
oilà co quo ponsail Madel ine Franch t, t
c qui r mpêcho. do so levor de so n posto Il l'tin
d s hou Ls de la long uc tablo, pour uUel' jusqu'au
porlai 1 v61'ifier la su pposilion du p 1'0 Thibaud.
Mai s los lon g ues soances il. table fini sse nt pnr
lass ' r 1('8 enfunls dont le sang , vif récla me du
nlI I U\" menl; ./aeqll s, Philibert e l 1 s ù U X 011ainos s'amll sa i nl ri puis 1111 (!u!trt d'II ul'e Ù.
filil'l' courir Palnutl après Ull os do volaill ,
�LA TEPPE AUX MEULES
131
ellcore assez bien garni pour solliciler la convoilise du chien; quelque alléchant que fClt ce
morceau, Palaud néglig'ea de le happ er au
mOlllent où Philibel'L, qui tenait l'os, oublia le
J,n oh.rrcLLo do Clau do lo'rallchoL.
jeLl pOlir l(' n!lre l'ol'('i ll e au bl'uit de la voilure.
Au lieu de profiler cl, la di sl1'aclioll de so n jeune
maltr , P a taud dl'essa le 1I0Z, aspira rail' fOl'l. 'IlwnL, ,t sc pt'it il O\l l'ir au-devant do l'équipage en pou ssllnt do peLils ahois de sati s[uc-
lion.
Bienlôl il n'y cul point il ('Il dont l', CUI' le
maltl' de la Teppe 11IIX morles, a S!l Îs cOllfo l'labl clll nl SUI' 10 sil'co l' 'll1hourr6 d'lin jolie
chalT 'll' ullg lai s , fil so n 'IlLrée uans lu cour
�i 32
LA TEPPE AUX ME}\L ES
de sa propriété et s'arrêta net auprès tIe la
gTange . Les convives allablés crièrent confusément qu elques mols de bienvenue il Claud '
Fmnchet, ct peul-êlre s'en seraient-ils tenu s il
ce t acc ueil sommaire, si leur curiosité n'avait
élé évcill ée par ce lte exclamali on de Jeann eLte :
« Ah! la jolie voituro, eLle beau cheval blanc
uvec ses hum ais lui sants 1 Esl-co qu e c'est pour
le complc de M. noisel qu e vous l'avez amenée,
car il n'y a qu'un boul'geois pour po uvoir se
payel' de pal' ils éq ui pages?
- Dél Il e m anchet, llli répo nrlit son maHl'e,
' Lm ls-Ie da ns l'écuri e à côté de No iraud , j'espi!l'e Cju;il s f l'onL bon ménage ensombl e; pui s
III rangeras la vo iLlIl' so us le hangar, car, bourgeois ou no n, le touL ('s l h moi. Il
.1 ann elle Il 'e ut point la pr in o d toules ces
opératioll s: cin(l ou six honllll c:; s'em pressè ronL
de Ips acco mplir , e qui l ur permiL d'arlmirer
les acquisitions do Claud o Frn ncheLct d 'C il évalu r r le prix apl'èg un e di scuss ion de chi ll'r s,
fa iLe il voix basse . Jealln elLe, touLe éll(l uhie do
l' uvp ntul'c, sc borna il "claircl' uvee sa lall lol'n .
Irs p:d( fl'cni ' 1'5 volollLaires, cL 11. aller rango l'
eJlsllite Ù lu maiso lt di ve rs paq ll cts ass ''1. volu llIin r u ', I]u r so n maîtl'o lui avaiL di t ci e pre ndl'u
dnns le cais on d la voi lurr,
�L A T EPPE AUX
~lEI\
133
L ES
Avez-vous [out mangé? demanda Claude
Franchet en allant s'asseoir à uno place vide à
la lable do la grange. Est-cc qu'il resle qu elque
cllOse pour moi? Eh bien! qu'est-ce que vous
avez à me l'egal'4er tous ? qu'es t-ce que j'ai
d' exlraordinaire?, » ajoula-t-il en l'ian l.
P el'sonn e n'osa le lui dire, mais il avait en
erret quelque chose d'extraordinait'e ; il souri ail
d'un air malin, il respit'ait fort, il clignait d\ ~
l'œil cl fai sait de potits signes à sa femm l"
aulant. de choses contmlres au caraclère paisibl e qu chacun lui conn aissait. Ce changemenL de co ntenan ce, joinL à l'achat d'un si bel
équipage, sugs'6rait aux gens du pays des id ée'l
qu e 10 pèl'e Thibaud formul a loul haut ell revenant de l'6cut'i e ; ayanl connu Cl auùe Fl'1luchcl
enfant, il élait plus fa mili er avec lui <[li e les
aulr·cs . D'aill oli!'!! , chac un di sait volontiers il
Farges que le père Thihaud élait un vieux
snns-gùne ; mais personne dans l'ass islance nc
hlilma ch z lui co tI'ail do ca racLèrc lorsqu 'il
l'ex(' t'ça 0 11 répond ant il. Cl aucl o Franchet duns
los tenn es sui van ls :
cc Co qu' il y n d'e,' trno nlinaire, maHre Fran chel, mais c'esl co llo voitu!' que vo us êles nll é
achetor au liou do fniro vos vcnd ant;' '8 . 11 fa ul
que V O lI S ayez lrouv6 quel(juo mino d'uro 'Ill
cc
14!
�LA TEPPE AUX MERLES
8ur le co leau où vous défoncez des rocs à vos
momenls perdus, car vo us ave z beau avoir plus
do lerres que nous autros , ce n'es t pas leur
produil qui a pu vo us enrichi,'. No us savons
bien lous que l' on joint tout j usto les deux
bouts ri l'an par les meill eures années de
l'écolLes; moi qui suis vieux, j'éc hano'erais volonti ers mon fonds conlro un e peli te re nle de
sa valeu r. »
Claud e [l'rancllel se baissa ve rs le vieill ard ,
qui s'é lai l assis il côté de Jui , el il lui dit à
l'or ilt :
« i vous vo ul ez, je VO li S l'ac hMe l';\i, vo lre
t l'J'e ; nous en l'parleroll s demain. Chu t! pour
co so il' .
- Diantl'e ! repril le hOJ1ltomlO e du rn (j mo
lOIl mysLé ri eux . VOli S ()les donc devenll milliOll l1 ui re?
- Il s' Il fau l hien ", l'épondi t Claud e FraucheL l'olldll plus calm e pa r ce LLo Hllpposi lion
nX/lg!" " 'e.
L' appror llO do n ein ) qui apporl ait il son p ,,'0
1 s éllll ncnLs rlo ~0/ l I10 1p e l' , mil fin il cc colloqu Cl
il vo ix basse; llosali avail vo ulu aitI '1' sn 'o usin e; cu J 8 voya nl Loules deux emp ressées ù.
Il' sorvir, Claud e F('(tJl Il t se SO Il VilllfJll ' il ava it
!lO ll gt) il faire pl aisi r aux cnra nls, cL il g lissa
�LA 'l'EPPE AUX MERLES
135
quelques mols dans l'oreille de sa fille. Après
avoir r emercié son père, cell e-ci cou rul vers la
maiso n, suivie de sa cousine; dès qu'elles
eurent ulleinl l'escalier extérieur, elles sc relournèrent pour appeler Philibel'l à gTands
cris.
« El J acques? dil Hosalie à R eine . Appelons
Jacques aussi pour lui monlrer les cadeaux
qu e ton p 1'e vous a apportés. »
Qu Iqu es minutes plus ta rd, tons les quatre,
munis d'un e peti l lamp e, in sper laien lles cl iv ers
paqu t , déposés par J eann ette dans la chambre
de 1 \lrs pur nls, pour che rcher ln. susr rÎption
au ('rayon qui devait le ur dés ig ner tL chacu n
son cadeu ll .
« Ti ens! dit Heine [L sa co usine, en lui m etta nt da ns .Ies bras un botte en ca rton plus
long u qu e large, voici le li en.
- 11 Y en u pour m oi a ussi? s'éc r' ia nosuli e
surpri se . Oh! qu mon oncle Claude es t (;'enlil!
- Le par'eil au mi en sans doule, reprit
Hein . Vois, le'i boîtes se r ssc mhl enl. ))
Leurs doi g ts s'e mbrouill ai nl au ' [Hm"l :.
des fi c ' Iles, la nl II r8 pétillai ent d'émo ti on .
.JarfIll es vint il leul' aide avec so n canif; l 's
ollv'rcles flll'r nl nl evés, el so us des pap iers
de so ie, vil e ro.i lés do 'ôlé, dClI x hell es poupées
�136
LA T EPPE AUX M ER LE S
apparurent, l'une vêtue de soie ro se, avec un
chapeau à la mode, de vrais cheve ux tout
frisés , des gants aux mains el de vrais so uliers
à bou cles à leurs pie,ds, très bien chaussés de
bas à jour.
Ce fut Ro salie qui fit cet inventaire de leur
toil etle en l'accompag nant de cris d'aomirali on.
La surprise de R in o était mu olle el mêlée
d'un singuli er désnppoinlemenl. Co n'éUtil pas
là ce lle poupée qu'o ll e uvait gagnée en éludi anl; li e a vail souhailé, allend Il un e plu s pelile
poupéo, plus semblable iL e11e-même qu e co lle
bell e demoiselle fri sée . A qu oi bon avo ir l'assem blé lous les ch ifl'ons tl es nn ci Il Il s l'ob s
pour habill (' la poupée de ses rÔv s? Tous ces
trésors mi s de cO lé no pouvaient plu s Il l'vil' à
ri en; il s ulIl'lli ent déparé ce llo P ariai nn vê lu e
de so io el en chap9au ù fl eurs. VoiHt ce qu o
pensait Heino confus6rnen t el 'e Ci li il ' el1l pèchail d' le I' la poupée cl so n lit de papier de
so ie, om me J'avail fait Hoanlio pour ln sienn e,
lJu' Ile (lodinail dans ses bras en embrassa nt
ses joues d'é mail rosé.
Ln bolle des lin é ù. Phi lib rt élait pl us petite,
mai cIl 'ont li ait un cadeau dOllt Jo jeun e
garçO Il ful bi JI fiel': lOl e montre n ar6enl,
accompag née trull o IHl1n e on gou/'Inclle.
�137
LA TEPPE AUX MERLE S
« Et si nous allions remercier papa ? » dit-il
après avoir ouvert sa montre et examiné avec
Jacques depuis l'intérieur du boîti er jusqu'à
l'imhiquement des mailles de la chaîn e.
Rein e dul se résoudre à prendre sa poupée ;
mais elle la mit dans ses bras avec un e sorle
de limidité qui fit rire ses jeun es amis.
Les ac tions de grâces d fi troi s enfanLs au
matLl'e de lu Teppe au x merles , l'apparilion de
ces deux poup6es telles qu'on n'en aurait pu
lrouv r de plus riches dans les magasin s de
Tournu s, onfin la montre à r monloit' qui circul u de main en main autour de la labl e de
la g mn s'e , confirmèrenl les suppositions sugg6 rées par 1 reloUt' triomph al de Claud e F ranchel.
Lorsqu e les vend ange urs l'epl'ir nl cn troupe
le ch min de Farges, les moulins il parole
curent de l'occ upalion ; mais la preuve que les
Fl'anch ,t avaient l'es Lime général " c'es l qu e si
Lous l:eslai 'Ill intrigués au suj et do lu so urc
de celle subile' opul ence, Il J'sonn e ne trouva
la forlun e illju slo daus ses fave urs c li e fois.
I;!,
�IX
Claud
Frunchet resta avec su fomme dan s
ta. 'OUI' de la Teppe aux merl os après le dépar t
{les v ndangollrs; Rein o ol Rosali e mont " nt
so COLI h OI>; quant It Philibert, il élo.it all é
r co ncllli!'o Jacques ch t: ses parollts. J ea nJl ette
se ul allnit ot venait cl III "rango ù la cui sin e,
mai s IHUl S dérunge r III convorsatioJl do sos
mail/' 's, flui parlaient on sc proll1 Il ant du porluil tt ln p a li s~a d
du jardin, all'cl sa us do
lnqu elle ln. lun e so levait toulo rond o cl d ' LIll
!Jlalle UII peu doré,
Le /' cil de Claud o ful lon g; il n avaiL tell mont ;\ /,ilf'o nt 'I'I ... d'ahord sn cOll fél'C ll e'
av c Io bOllflllicr, qui l'avait reçu plullH 'JI Dm!
f]U 'P O nOLlv au cli enl. Qu 1 h01111n
aimahl ct
pas fi er!
loul fol' 0, il avail invilé Claude
li d6j un r avec lui ol l'on ' tait aIL \ f stoyc r
�LA TEPPE AUX MEnLES
139
dans le meilleur restaurant de Mâcon, parce
que la femme et les enfanls du banquier
élaionl au châleau de Gerberoid, leur nouvelle
acquisition .... TouL élait-il arrangé quant à lrt
somme ù tOllc]ler? Assurément, ol de la façon
la plus prudonle. Le banquier devait faire un
voyage à Paris sous pell et il rapporterait luimême les cenL mille francs de Claude Franchel,
qui lraille 30 seplembre à Mâcon prendre l'argenl nécessairo aux divers payements décidés
d'ici il. cello époque-Jil, et onvenir d'un placem nL du r sle. En allondant, 10 banquier avail
olfert quelques mille francs d'avance à s611
cli ul pOlir [Mel' sa nouvelle fortune, ol voilà
COIn men L col ui-ci élail roven II 10 goussec biell
gun,i, même après avoir fail dos uchals de
toule sorle.
(( Combien t'a-L-il donné, le bnnquiOl'? demanùa Madeleine.
- Il m'oll'rail inq mille francs, mais je n' n
ai pris qu' trois mille dont lu Lrouvorasle
l'oslo ici, l'épolldil Claude Franchol en lendant
Ù. sa fOl1ll1le le pol'lefeuil le qu'il vonail de lir 1.'
de sa poche. Quulld je m slIi s sonli si ricbe,
jo n'ni pae; éLé cnpahle de rentror loul bonn m III salis VOliS fairo goùL '1' 1 plnisir (10 nolr
forLlIIH' ..l'ai pris le Lrain pour Tournus, où mu
�HO
LA TEPPE AUX MEUL ES
première vi sile a été naturellemenl pour Pélrus
qu e j e voulais emmener avec moi, afin d'avoir
son id ée sur mes achals ; tout en allanl ensemble d'un magasin à l'aulre, je lui ai dil,
qu e si je pouvais le servir avec mon argent, il
n'avait qu' à dire un seul mol. Ai-je bien fait,
l\bd elcinc?
- 'l'l'CS bi en fail, r6pondit-ell{}.
- Mais iim 'a dit en me r emercianl: « J e n'ai
bcsoin de I·ien. Nou s gagnons peLit, nou s mangeon s polil et il nc nou s faut quo volrc amiti é
dont voici un e nou velle preuve ... » Qu el brave
homn1 que co P étl'u s 1 Cela me con sole un
pcu ..... »
JI s'arrôla ot so mil il marcher plus vite on
so upirant. C'est qu'il n'avait pns encore raco nlé
il sn foml1l le sin guli er accueil (Ju 'O It lui avait
fait chcz Taill and, lOl'Sflu 'i1 "loil all é leur nppt" odre sn bonll e '}I ance l prondre jOlll' avec
u x P Olll' s'a 'f/uiller' ft lour ga n1 l'nI' UI1 aole 11
pass!' I' 'hcz 1(' nolaire do Farges. Jl lui Cil
cO IHail do Mpeindre la min nll ol1 gï!c de J ose ph
Taill alld , le c\('pil visibl e d'Ag nès, l'nigrolu' j nIOll se qui avait pcrcé dans ]curs moindl'cs propos.
pros avoir faill (·(oeil dôlaill ' de c llf' visite,
il ajout a :
« .J'ai "L' plll s pein é qu e surpri s . .J
sava is
�LA TEPPE AUX MER LES
d'avance qu e l'intér êt est tout pour eux. ; mais
j e ne les croyais point méchants et j'ai appris
qu'ils le so nt dans leur concurrence conlre
Charvaud le drapier. Tu m'en avai., dit qucl-
Cluu ùe F, Rn chol olT'runt il r étru . de lui venir cu .iùo.
qu C's mols IL Lon l'ololll' de lu foiro, .To sui s allé
chez C,h nl' vuud Cil Ro rlant do ch z ellX, où je
n'avai s p lLS ou le ro ul'age d'u 11 01er los l'oh '8
qll e j 'ai appol'l6c8 pO Ul' toi, pour nein o cl mê me
p 0 1l1' Jeann ollo, de peul' do los moUre loul il
l'aiL en coli)!' ro nlro noll'o honhoul'. Ch ul' vaucl .
m 'u ('onlé tout os les mi s 'l'cs qu e 108 Ta ilJ ulld
lui r01l1. : cl , sorlo qll O.... , de sorlo que .. .... JI
�142
LA TEPP E AUX MEOL ES
Claude Franchet ôta son chapeau de paill e
pour fourrager avec sa main dl'oile à travers
ses cheveux; ce ges Le exprimait chez lui l'embarras . Il était en offet mal à son aise pOUl'
exp liquer i.t sa femm e par qu el mélange de
dépit contre les To.illand, do pili é à l'égard des
tracas de Charvaud et de satisfacLi on ù exerce r
les privil èg s de sa nouvelle fortune, il s'é LaiL
engagé pal' sa signaLure ù so utenir do so n
argent la maison do co mmorco ùu drapior.
« Ai-j o hi eu fait, Madoleine? demand a- t-il
ensuite, av c un p Oli d'hésitati on.
- Tu os l ma1trc, répondit sa femm e en
so upirallt, l j Ile puis pas lll:i.mor Lon bon
l:ru ur (l' avo ir oubli é la prudonco . »
Les quin ze jours qui suivirent pass 'renl bi n
vil o pour l OI:! hMes do ln Topp e aux rn ed os;
Cl aud Fran ,heL avait beauco up d'nlTnir s il
mettro on tra in: so n projet d'ac hat du champ
ùo Thihaud , qui xig ait J os confél'onces intermin nhl el:! avec relni-ci I:!UIl I:! fIlle 10 morché so
lCl'Illin l\ l, lOR actel:! Ù pr6par l' citez le nolairc,
l' 'mhauchllgo rIe lel'1'af:lsiel's p OIll' fuire dMl'icl101'
la l pro dn co l au ; ce llo derni ère opérali on fuL
urrôléc nsscz vil , enl', apI' 'S avo ir boul eversé
III RoI dali R di vo l's ollclroil s, 1" pic deR OIl Vl'j ,'S
l'l' II ·oull'o. partouL] fonds 1'0 'heux du lorrain.
�LA TEP PE AUX MERLE S
Cetle déception j us Liflait les anciens l: ranchet;
elle n'affecta pas trop leur descendant , qu i
s'accommodail plus aisément de l'aridité de
ce lle parl de son héritage mainlenant qu'il pouvait accroître ses possessions du côté fertile de
la pl aine.
Tanl que les terrassiers usèrent lem s outils à
remuer les blocs de gTès de la teppe, les qualre
enfants n'allèrent pas plus loin chercher 1 ur
poste d'amusemenl joul'n ali er. JacC[u r.s et PhililJO rt sui vaient avec intérôl les manœuvres, et
cal culai elll le nombre de minutes ex igé par
chnc l1Jlc d'l'Il es sur le cadrun de la mOlltre
neuve , tieue ving t fois par heure du go usse t
(I c Philibert. J acqu es s'étonnail que so n ami
n'e t'Il pas enco r ' cassé le vel'!" ct déso rganisé
le lII ouvel1l ' Ill. On lui avait donné un e montre,
li, lui , six mois auparavant, cl la pauvrette
n'avait pas duré un moisj 10 velTe Mait pnl'li
en éclats dès la premi ère heure cl, le soir en
ln l'r montanl, Jacq ues avait donn é un tour de
lrop , co qui avait causé de tell es avari es dau s
l 'S rou ages qu 'e ll e avait dù retourn er chez
)'horlorr l'; cl s qu'elle élail renll'éo en possession do so n j un maître, le vo rre, décid ément
tl'O p frugil , s'6lail fendu en élo il , ct 1111 da
ses éclals uvo. it faussé un dos nig'uilles d'or;
�144
LA TEPPE AUX MERLES
,Jacques, de peur d'être grondé, avait voulu
redresser celle aiguille lui-même en se servant
d li dos de la lame de son canif, et il n'avai t
réussi qu'à la casser et à entamer d'une large
{'·Iure l'émail du cadran. N'importe, la monlre
allait loul de même, sauf l'inconvé ni ent de
l'aig uill e r éd uile à un tronçon, el l'obli ga lion
;]'èlre porlée dan s un e holle à plumes il cause
de l'ahse nce du verre; mais ces machines-là
étaiellt décid ément d'un déli catesse ridicul ,
car trois jours plus tard, pendanl la leçoll ri
gy mnHsti qu o, un mouvement maladroit de .Jn cqn s llvait précipité lu bail à plum es ... ct la
montre du haut ell bas d'un trapèze, ct l'on
uvait mflrché dessus. olle foi s neor, le li clac élait mort ot, do plu s, ]e hollior d'arg nt
lout bossué. Mai s est-cc que c'était si difli 'ile
de J'odonn r 1 mouveme nt il. 'es petiles rou es
Cl'6n ,Iccs? Il y avait juslel11 elll dan s lu lasse
do Jllcqu s le fil s d'un horloger qui se déclnru
prôt il l' aid or de ses lumièl' s. Pendant troi s
r6cn"nlio ll s, ils se linr lit hi n tranqllill s ensomblo dans un coÎn du pr6au cl dédaignèrent
los apJl('Ls de lcurs amlll'Uues li des jeux en
comlllUII. C' ~la il hi n plus lllntl Slll1 L de démonl ' [' "(' 1'0 11 pur 'crou le m6cnlli smo ri lu monlro. JU('(IU '8, qui voulail devenir plus lurd
�H5
LA TEPPE AUX ~lEnLS
médecin comme son père, trouvait qu'en dépeçant tous ces membres menus, il prenuit sa
première leçon d'anatomie; oui peut-être, mais
il n'y découvrit pas le secret de rendre la vic
à sa défunte montre, dont l'horloger en herbe
ne sut jamais réunir les pièces éparses, et
quand le docteur Boisel vint voir son fils au
lycée el qu'il demanda à Jacques de lui monlrer
aa montl'e, le collégien no put même lui en
oxhiber tous les morceaux, car la plus grosso
roue avait montré des aptitudes commo scie, et
elle avait servi à cet usage pour fenclre des
morceuux Je planches destinés à corn poser une
niche à souris blanche. Le résultat de cette succession de mÎ'saventures avait été pour Jacques
la confiscatÎon des débris de son cadeau du jour
de l'an, et L'assurance qu'il n'aurait une nouvelle monll'O que le jour où il sortirait du lycée
avec son diplôme do ha helie!'.
« L fait est, ajouta Jacqlles apr'ès avoir racOIlIt: à ~on
ami celle lamentnble avenllll'o, que
lu respoct s plus quo moi co qui coùle cher;
c'osl commo Heino qlli 110 [lromèn jamais
sa poupé , landis quo Hosalie a toujOUl'S la
siellne SUI' 1 s bras. ))
Hein Ile ("pondait pas li. c s agaceries plaisantes; 110 no savail commonl oxpliquer l'aLTLI'~
AUX ... n.s.
Cl
�146
LA TE PP E AUX MEU LES
trait qui lui raisait porter dans sa poche son an·
cienne poup ée de bois, aux jamlles et aux bras
de chiffons, au d6trim ent de la poup6e él6gante
qui res lail dans sa bolle de carlon .
Elle el son frère savaient que lel!rs parents
élaienl subitement enrichis : m L~ i s ce lle fortun e
ne leur repr6sentait qu'un e plus large étendu e
de cllO mps t plus de lI'uvail par cons6quenL
J etl nn oLle all ait 6pouser' un garçon do ferm e
qui apporlerait r aid de se-- brils au ser vice
de la maiso n; lei était le se ul change ment
appr 'ciabl e pour eux d:U1 s leur silu ati on.
Lorsqu e lOR 1 rrassicl's cessf-renl d pi oclt l'
à tra ve rs l 'S molles do nn gazoll du '0 1 au, la
derni or sem:1in e de vacances s'avu n(;n it el les
quatre j eull es amis mpl oyh ' 111 le resl cl 1 ur
tOIIl[>8 tl d 'S p{Jlel'jnllg s aux di ve rs s stations
il ll'av rs cll(l lnps olt il s s'61.l1 iont si bi en
a III us 's .
On 10 sait , l'ion fI 'oS t si ra pid o ù passor qu e
les j ours qui pl' \c (lenl la ronlrée aux 6lud s,
t pourtant on vo ud rait l -il omonl les all ont{ l' !
Il s Il 'e n ni lit que plus vile . •Jac({llCs on fil la
l'r ln lu'l]lI e le :30 s plomhre, n ve nant dit'e
adi eu il l1 0sali ,(Ju sa tant eL ses CO USill R
all ai Ilt ram noT' il Tournu s co j our-là.
Toul 6lait on mouvoment dall s la 'O ut' do la
�L A TEPPE AUX
~lEnLS
14.7
Teppe aux med es pour préparer les deux voil,ures, Cl aud e Franchet parlant pour Milcon afin
d'y r ecevoir son argent. Le garço n de ferm e et
J eannetle aLlelaienl Blanchet et Noiraud ; les
enfants all aient eL venaieut ùu j ardin , où ils
cueillaient un bouqu et p OUl' la cou sin e Ursule,
au fruili er où ils choisissaient les plu s belles
poil'es afin ,de joindre l'ulile à l'agréable dans
leur cadeau. Hosalie embrassait P ataud juste
SUl' l' ~ I o il e bl anche dessin ée sur son pelage,
enlre les deux oreill es; puis, elle co ul'ait diro
aùi Il aux lI ûl s do ln hasse-co lLl', nux ruchors
dont 1'5 abeill es lui avaient dOllll 6 du miel si
parfum é, aux chèvros dont le Jait mousseux
avait do sin ' autour de Hes lèv res de si drôles
de moustac hes bl anchos, ell fi n il Loute ln. Teppe
nu x mOl'l es .
Tous ri ai nl en so sépar ant, nI' e ful un
Ul11u se lll (' nl de faire partir J s deux vo ilul'cs dc
front SUl' le ch min ju sflu' h la fourche de la
rOlllo cl' (' hi zy, Otl Cl lllld e Frallrl lO L s' IIg'ngr:L
au trol allongé ùu cheval blall c, sui vi d 'S accl amalion s l cl s saluts des flu all" enfallts . .Tocclues, perch6 S UI' un des bancs de pierr e qui
nc 'os laielll ' n dehors 10 porLail do la T ppe a ux
ln orl es, faiRa it choru s do lil avec sos amis ct
s' ~lo1Jrti
sRCl
il Ilin 'li S Ul' le chag rin tir- s'en sé pu-
�118
LA TEPPE AUX ME n LES
rel'. Il est vrai qu'il devait r evoit' Philibert et
Reine, la r nlrée au lycée élant fi xée au 2 oclobre : ma is ce lle premi ère sépara lion élait
comme lo signal do la second e, si rappro chée.
Il n'y en ul ù r ad er qu e p OUl' Uosalie pendanlles quelques hem es que sa lanle t ses cousin s passère nl ch z son père ; ell e n'en avait
jamais Jini cl raco nler à Ursule les faiLs /11 0 1110l'abl es de sa quin zaino de vacan os. En la voyanl
si animée, los yo ux brill anLs, le fronL lI es
main s br uni s, mais 1 s j oues d' un r ose do
pècho, P éLru s Franchel ot sa fill e aî née ne
r egroLLai nl plu s 10 vido qu'ava il fail choz eux
l'absence d 10 1l!' luLin .
Madel in e Franch 'l avail besoin ri e l'ag rom nl do c 11 0 visile pour co mpense r r mllul'/'as
qu e lui c:tu'ltli l la née ss ilé do passo l' ch z les
Taill (llld , afin d 1 ur donn er l'ond oz-vo us POlIl'
1 Jon cl f' lJ1 ain ch z le nolair d \ Fal'gt's do la
parl do Ilo n JlH\ I'Î ; 011 avait réso lu (l e 11 0 pas
s'o ll'c ll se l' Il'ils lui faisn ionl CI'oid o min e; mais
c' sl le ll oll1on l pénibl e de subir lUI il 'c u{' il pell
cordia l qu ' Il e remi l ce LLe clOtn ltl'C hc jll SfJlI 'lt Irl
fi n de l' ll jll' 's-Illidi , jll Ht 11.1 1 mOlll cnt do l' partir.
No ira ud 1111 0 fois nUel!!, 011 0 Ir dil'i b'0a vo rf!
Pl (] pserl1dit de vo iluro
lil pI lle!) du ~r l l' (· l d',
li "lUIt 1 Ill llglls ill Taill alld cn la iHsa nt J 8
�... I.a v'Ilci! •• ',",'rin. JOlt'ph 'l'rtl1lanù
l'II
Inull \",LnL ~'L
ru f1l~t(.
1:1.
�150
L ;~
T EPPE AUX lIl E RL ES
enfants S Ul' le siège de la jardinière. Il 'valait
mi eux leur épargner le chagrin d'ê lre mal
reçus, si leur oncle Tailland était enCOl'e dans
des dispositions aigres , et au cas contraire, on
n'aurait qu'à les appeler.
L'enlréo de Madelein e dan s le magas in déran·
gea la ledure qu'A gnès Taill and faisail à son
mari d'un al'li clo de journal. Tous cl ux étaient
ponchés sur co lle f uill e étalée on travers du
comptoir, ol ils po.l'aissuionl prendro un S' l'and
inlérêt à leur leclure.
« Eh 1 juslementla voici 1 Nou s no so ron s pas
longtemps dans l'incertitudo li cc suj etl » s'écria
Joseph 'l'ailland, qui so uleva d'un main 10 coin
do sa casqu elle pour salu ol' sa LeHe-sœ ur, pendant qu e son null' main tapotaiL 10 journal.
~1 (l d e l in c ne co mprit pas du tout qu l l'a.pport so n arri vée pouvait avoir avec les nou velI('s du jour, ct il la qu es tion d'Agn 's Tail lund
sur ] e suj ot de Sil visito, 0 11 0 fit lu co mmi ss ion
de son mtll'i.
« Ah 1 fil J OHeph Taill anrl d'un air surpris,
Cl aud e es l donc on mes ure do 1I 0 ll S pay r '1
Tant mi eux p O llt' lui apr ~H louL, li t' il aura
b Ho in de b nu oup (fautl' urgent pOlir soulonil' ('ol jmh
~ ril
e de Cllitl'vo.ud pOlir ICCJll ul il s'est
cngog 6. Ils vonl l'oul or, vos écus ; mais onfill
�LA TEPPE AUX àl EnLES
151
vous êtes libres de les faire partir ilussi vile
qu 'ils sonl ve nu s. Seulem ent, Claude a eu de
la chance de loucher son g ros lol avant la fuite
de ce coquin de banquier.
- Comment? » s'écri a Madelein e avec ango.isse.
Agnès Tailland lui tendit le j ournal; mais
ell e ne put pas lire : les lig nes dan aipnt devant ses ye ux ; ses main s ne po uvaien L pas
nOn plus l nir le po.pi er imprimé; sn hcllesœur lui rendit le cru el s ('vice de lui fa ire lecLure do co fait divers ann onçant la di sparition
cl la banqueroule fm uùuleLlse du ban fi \1 icI' V··· ,
de Mi\co n, el apprécian l en S'ros le chi rTre des
pel'les subi es pU I' ses clienls.
Un e s uIe id éc l' CS la ne Lle dans l"ospril lro ubl é ùo Madelein e Franchot : il fa llait plll'lir ct
l ' nlrer le plu s vile poss ibl e ù. la Teppe' aux
merl s pOUl' y rocevoir, y co nso ler SOIl malIl Ul'eux mari au relour de so n voya'T do MfLCO li , d' où il all ait l'apporLer la déso latioll do sa
l'uin . Sans répondro par un so ul mol aux
hypocriles cond oléances do sa bell e-sœ ur, ell e
So rLit du IIl tlgas in , r e m o nL ~ 'c n vo iLul'e el
donn a le signal du dé part il No iraud par un
oup do fOll l. Ah! COlllm )0 cheval lui parul
h'ollol' 10lllol11 011 L louL 10 long de la J'ou Lo !
�'\52
LA TEPPE AUX MERLES
Maman est fâchée, elle ne veut r.ien nous
dire » , souffla Heine ft l'oreille de son fr ère,
après avoir essayé vainemen t d'enlamer une
conversaLion durant ]e lraj ct.
« Chull lui répondit Philibert sur le même
ton; je crois plutôt qu'elle a du chagrin; nous
n'avon s rien fait pour la conlrarier. No l'ennuyon s plu s en voulant ]0. faire parler. »
La jardinière lraversa l'arS' s ù. loule vilesse
au momenl où le so leil. Re couchait.
« Ah 1 papu est de relour, dil Heino quand
on ful il une porlée de fu sil de III Topp e aux
morl es . .Je vois sa vo iture dans la cour, cl cU
n'ost pus dOL ·Iue. »
En plr l, la 'harrello anglaise ondllile pal'
le vall'l do f l' l'lll O HO cro iRa S Ul' la f'Oul' , U11 j m,tunl apri's avec la jnl'(lini tm'; Madl'Ieill \ Fran!tel lil Hig no au uOlllcslirlue d'a rrèl [' ol lui
cl ' Ill illll ) a :
« Oll ullrz-vous" »
II détourna la lôlo, répondit d'un voix rauque: (c Fairo lino ommission pressée », pui s il
ullongeu il Bl anchol 110 maUre co up d fOllel
qui lnnça la 'harrolle anglis~
loin do la jardini èl' .
La pl'emi \ l'o Il 'rsonn flue Marl ll ieille Franchel aporçul duu s la COUI' d • la Toppo au . mel'«
�LA TEPPE AUX MEn LES
153
les, quand elle saula à terre d'un bond , ce fuI
le docteur IIoiscl, qui paraissait tout am igé :
« Votre mari est renlré malade de MAcon ,
dit-il il Mm e Franchet. Je lui ai donn é les premiers soio s ; votre valet vient de partir pour
me chercher les médicameots nécessairos.
Votre pI'ésence va faire du bien ù M. Franchet. Allez près de lui. No vous inquiétez point
de vos enfants. Je les emmène au Clos, où
Mmo I1 0isclles attend. »
Philibert et Hein e voulaient J'esler cl voir
leur père. Le do ctc ul' les prit d'autorité pnI' la
main et les emm ena. Quelle tri sle fin d'une
joli o joul'néo ils passèront dans 10 snloll du
Clos, 01'L Mmo 1I01s01 les roçut pourtant avcc
un o si gt'ulHl o honté! Mais ui sa conversation,
ni los li vres d'images qu'olle mcl lait devunt oux
ne di slI'uyaienl le frère et la sro ur. ,l ur qu es
avnit l'u ir Illlml'l'ussé ; et i l faisait pourtant
plu s (l'amitiés quo do outumc ù Philibert,
rn ais Il voc li Il ai l' do mys tère et d co mpassio n
(lui l'clldait ce lui-ci cncoro plu s malh cuI' 'ux.
Il fallut <lin cr; !nais ni les in stall e 'S do
Mm Unisol, ni los mels l'ccbeI'r h s servis dan s
un joli s '('vico do ru'iC'llc iL 11 eurs ne lenlèrcnt
l'app élil clu fl'ho cl. do III sœ ur. QlI and 10 docleur lI oiscl fJllitiu lu labl ava nt le dcssert,
�f54
LA TEPPE AUX MERLES
après un mol que son domes lique lui dit à
1'0 mi Ile , Reine sc trouva J~!:>ouL
devant son
assietto pleine et dit en fondaul en larmes
« Jo voux voir papa. Je veux aller voir
papa 1 li
1.0 l'oli,'nl clmen~.
U .e lordr" lt,~
I.r.. ,
MlTle Hai se l prit Hl'il1Cl dall s HI'H [,l'( ~ pour la
rai sollll('!' cL lu cOllsolPI', eo (l'Ii IW!'llliL h Philih'rL do suivrc le (lo('lour 'L .1(: 1(' n 'joilldre au
momonl (11'1 cclIIi-ci sOt'lait du Cio ."
( H( IItro h ln maison, lui dit le rlocl 'ur.
Caitlin 'nl .JllcfJlles t'n- l- il luisHü nH Huivrc ?....
'l'li PliX Havoir ln v ' !'iLé ? .... '1'011 ph'(' n lIll
li vr' c' l'Mmdo, 'l j fui s tic llIOIl lIli 'u," pour
�LA TEPPE AUX
~lEnLS
1. 55
le guérir. Mais ta présence nou s troublerait.
Rentre à. la maison.
- Ah 1 monsieur, dit Philibert. C'es t bon
pour Rein e de res ter chez vou s ; mais moi, je
puis être ulile. ))
Il pria tellement le docleur que celui-ci conse nlit il l'emmener, mais Sans lui promell!'e de
le laisse r a u chevet du malade. C lui-ci était
• dans un mome nt de torpeu!' lorsquo son fils
entra dans sa chambre, où Mm e Franchet et
J ann elle le veill aient, chac un e d'un cô lé du
lit ; mais, au bout d'un quart d'heure, après
l'appli ca ti oll d s remèdes il laquoll e le docteur
avait vo ulu prosider en perso nne, le palient
co mm onça à. remuer les bras, il se tordre les
mains, et à parl er si vilo, si vile qu'o n no dislinguail pas les mots qu'il proPrait. Ensui te,
il se dressa 5 111' son séant et appela lrès forl :
« Pltilihel'l! Philibertl
- M voici, papa 1 répondit 10 panvre garÇo n 0 11 quittant la poso ag noui1l 60 qu'il avait
gard ée jusqu -là près du lit.
- Philib ' l' l, co nlinua le malade, no qui lle
pns la Toppo tL UX merl os, pour si ri he CJu e tu
so is. L'héritage cl s Fran chet doil l' st l' aux
Ifl'llll cltclo L'arg lit co mptant es t un mentorio,
In 'entend s.tu. Philih 'rt?
�156
LA TEPPE AUX MtDLES
_ Oui, papa!
»
répondit l)hiliberl en san-
glotant.
Il voulut prendre une des mains de son père,
qui se mit alors à jeLer des cris.
Doucemelll, le docleur I10i scl entraina le
jeune ami (le son fils h01'8 de lu chambre on lui
disanl avec compassion:
cc Va-l'on, mon pauYl'o S'urçon, la place
n'esl pas ici. ))
�v
Si x mois plu s tard , par une claire mali née
d'avril, les cloches d s églises de Tournu s se
disaienl, de l'un e ~ L l'aulre, leur émul aLion il.
solenniso l' la boll e fêle de r n.qu es, n croisant
il travers les airs toutes les voix de leurs ca rillons. Les magasins étai nt ferm és sur les rues
qu e parco uraient des groupes de gens ndiman chés, l us égayés par le joli so leil prinlani er. Il ne r slail dans les logis d6serl és qu e
les malades, les infirmes el peul-Nr >aussi les
personn s lrop accabl ée!! pal' ( ~lI e lqu e (' Ilngrin
ue CUl u r pour sc mi\ler il. l'animati on ciladin e.
C'6lait au nombl' de ccs affli gés qu'on aura it
pu rauger la f mm e vôlll e do douil (lui s'é lait
assise près de la fellèlre dans l'a rri ère-b ouliqu e
d Pélrll s Fra nchot l qui l nuit cl vo nt l' 11 o,
par manière de contonanco, un livrc donl il
JI,
�158
LA TEPPE AUX MEil LES
lui avait été impossible de lire une seule ligne,
depuis deux heures qu'il reposait sur ses
genoux. Les locataires du fond de la cour,
en partant pOUl' la promenade comme Lous les
Tournusiens ce jour-là, aperçurent ù lravers
les vitres du rez-de-chaussée la pâlo figure qui
s'y proOlail, el, tout en traversant l'espace
découvert qui les séparait du long conido ..
m Ilant 11 la porte de la rue, le père et la mère
do c 'Lte famille d'artisans éclltlogèr nl leurs
ré(1 xions :
« IWo n'est pas sortie, la pauvro vouve, dit
la rnèr CJlli se rapprocha instinctivern nt de
son lIlari. Tions! ça me gttle notre sortie de
1'avoil' rognl't16e en passant. Pauvre Madel ine
Franrhrl !
- Eh 1 pourquoi l'as-lu r gardé ,? répondit
son m:1ri; moi je pnss toujours suns avoir l'air
ùe la voir; j ne v ux pas ajoutel' à sa peino
par ma cUI'iosilé. Ah 1 cil a hi Il de quoi
pl urer, oJlI' 's avoir perdu son mari ct Lous
1 s moy liS de sllhsistallco de ses deux enfants,
Qu vlt- l- Ile devenir? li
lis arrivaienl h la pot'le de la ruo où ils r nconlr\renl uno jeune bonne 1]111 lt'ul' demanda
) moyen do sc foiro onlend r des gens du
l"CZ-U '-chaussée ; ello avait f('(\(>po inutilement
�LA TEP P E AUX
~ l
EnLES
159
aux volels clos de la bouliqu e de P 6lru s Franch et. P ersonne ne lui avait r 6poncIu. Est-ce
qu 'ils élaient tous sortis? Ne pounait-ell e pas ,
en ce cas, pri er quelque voisin e de lransmellre
à Mm e Franchel ce que lui envoyait dire
Mme lloisel?
En deux m ots, on aurait pu indiqu er il. ce llo
messag 1'0 la po rte il. droite cl ans le co rri do r,
qui s'o uvrait sur la sall e hasse ot'! la j eun e
ve uve s'u hnnrl onnait il ses pensées doul ourelises ; mais il n fallai l pas perd ro cetle occasion d' appr ' ndro qu oique 'hose nu suj et de la
pl'o lecli on si hono ra bl e pour les FroI1 ch t qu e
le (locl ur lIois 1 lcur acco rd ait. La cause ri o
so prolong a dOll c pend allt Ull qutu't <l' hcuro; Jo
mari de '10. vo isiJl e élaitimpali enLé cI o cc l'clard
il leur sorti e; il fr onça it le so urcil, pOli ssait
dOll cenH' nt sa fomm e du co ud. C 'Llc millliqu o
élait prnlu e, Co n'es Lpus LOll s 1 S j Olll 'S qu o ['o n
lt'o 1J V il rO llll11 cnLcr ri es fails all ss i ex Lrao rdinaires quo rC lI x qui s' lnionL passés l'UUlOlllll O
(ll'L'cédcllt à lit Teppo aux 111 l'l os. Cb a(' tlll c dos
iul d or, ull'ircs avait lia part d'infol'lllutio llli S UI'
laCJuell e J'nulro no poss('dll it (Ill ' des iM rs
vag ucs Ilcqui 'les pal' ouï-di re, e qlli /'r ndait
l' \chnn éo d'/l ulant plu s p a ll,ilunl d'iul "rèl pour
touLes d ' lI X .
�1GO
LA T EPPE AUX
~lEnLS
La servante pouvait raconler les péripéties
de la fi èvre cérébrale que la science et le
dévouement du docteur Iloi scl n'avai ent pu
enrayer, puis la mort du maîLre de la Teppe
aux merles, la cérémonie fun èbre qui uvait eu
pour assistanls toute la population ùe Pal'ges ,
enfin les bontés ùe Mme IIoi sel pOUl' la famille
aminée.
b auconp miellx n
La voisine po~s6dtil
l'cvaudlo 1 s délail s de la g uen o commercialo
qu e les Taill and avaiont faite il IClll' COIlCUIT nt
Char vil llrl , pOlir 1(' quel le brave Pllilil)('l't l' rallch l avail cu l'im[ll'l,d neo de s'engage r, cc (lui
avait sO llJlli s les hôriliel's de eelui-ci il l'o hli gatioll dt.: foul'llil' les HO rnllH' H qu e Cllul'vlwd 11e
pOllvait payer ; Il e étail n m eS IlI" d' 'xpliqu ef
comm!'nl, h forc c ri o tracas jlldiciail'os, la T,pp
ail\. IlIrl'lcs avail élé vOllduo il .roH!' ph Taill und;
clio f\(' lrl O (lIlssi avait qu alilé pOlll' di l'O (Jllel
aeew'il :Jlllienl la veuve el sos dOll x enf:JJlI-;
llvai!'llt J'('(:U l'II 'Z Jell!' cOllsin l' lll'usj il ll's
a nil inslnll(\'{ C'fJ('z Illi COIllI\l!' s'i ls !l n do",lirlll
pltHl l[lIitl ol' sa il log is. Madeleine avait la III1' illeur eh UI1l IJr
1 l'occupait avec sa (ill o; on
ùl'essll il churplo so ir dos lils de cnrnp da ns l'arri 'rc-houlirJlI pOUl' l' ôll'llS FI'Hu chel l Philih('l'l. UrslIl( d Bosa li avai 'Ill se ul Il ga rdu
�161
LA T E PP E AUX ME RLE S
leur anci enn e in stallation; mais leur chambre
l'estait enco mbrée dans la journée des deux: lits
ci e camp. RO!'laIie all ait li l'écol e co mmun ale
avec Heine ; Philibert les y condui sait cl se
rendait ensuite li son école, qui était toute
proche de cell e des filles. Madeleine Fran chet
s' utilisa it aux raccommodoges dans la maison.
La pauvre l'em me ! elle versait au tanl de larm es
qu'olle co usait de points dans son ouvrage;
mai s, tout do même, après six moi s dopui s ses
malh eurs, elle aurait dû conlm encer ~l penser
qu 'il ne fUllt pas abu ser de la honlé de ses
pur litS. Pétru s Fmo ch t avait le cro u!' plu s
IOl'go qu e ln houl's . N'é lait-ce p o i~t
prendre
sm' Je bien do ses enl'uuls qu e d'h éberger ce lle
veuve et les cl ux orphelin s de son cousin ?
« All ons, di l à la bell o pad ous so n m un
impnti enl6, il st l mp s que je l'arr'Me, CU I'
pou!" un peu lu le mctt rais il c1 éhlO l' C lie
puuvro fomm o après avoil' gémi do sos malheurs. »
lis S'C il all èrent, lnissant la bOlln e ùe
Mm o Hoiso l un p 11 choquéo do co LLe leço n
donl 11 0 aurait pu pl'e uclro sa parl.
Lorsqu c Pétrus Franchet reviut de la promonade lin o Il ur plu s larr! avec ses nll es cl
1I0S n 'veux, coux- i trouvèrenllcu!" l1I èro prête
IL
�162
L A T EPPE A UX AIER LES
à sortir, S OIl pelit châle noir croisé aulour de
sa Lai lle, e ~ son chapea u mâconnais posé sur sa
coi (l'e de deuil.
I l .Je vous aLlendai s, l ';li dil-elle, Il faul que
j'aill e louL de suite chez Mme IIoise l qui ve ut
me r 'command er il une dame ci e Pari s, de passa~
c: hez elle. Hein e peut res ter avec s s cousinl' s; mais il me sem hIe que j e ferai bi en
cl 'e lllm ener Ph il iberL avec moi. »
PôL ru s Franchet hocha la lête Lrist ment,
mnis n'o hj ecla ri oll. on opin .inn, [J. lui , Mait
<fil III VC' II V et s s nfanls <l eva i /ll l'rsler
dans lelll' pays naLal eL y chcrclt l' ti rs moye ns
dl' ""b"isLnll co , mais sa li s se presse r, pui squ 'ils
ava il' II L lin as il e do famill e rL !JII ' d'a ill e urs il
Ipul' l'l's tail. 1[11{ 'lqll ps milli erl-; do frnll('s du désal'(~
de 10 111' fOl'llln e lC'lTi to ria lp. .' Iais Marl pIl'i ll l' Jt'ra ll cli d Il e se s 'n Iait. pa" ca pahl e do
!'l''sidl'!' dans un ' vill e où cli o ("lait px poséo il
('1'111'11111 l'l' l' l ' S Tnill fll l(l , ces pan'lIls qlli l'avaie nt
cll:ls 1'\1' dl! SO li dOll lain c. C'éta il d'nilll'lIl's pour
cll l' IIIIt' r! o lll (' ul' ('( l1 oll vl' lél' r1 11lfl llll ~1' l1 li Il O
pal' II'H vis ill's que J(,S fC1Tl1I10'l dp Fargl's,
VI'lIlft"'; pO li!' 10 mnr 'hé ft TOII!'IIU S, vP IlIlion Llui
fai n', L I"l détail s flue r ll es-ci lui dOllll nic' lI t S lll'
le" ('a
l ~!' l\1 p nI H op '' l' OH IL la 'l'(' ppe aux mc, rI s
la II lIv l'ai 'nl el In llaiclll Philibert '11 'o Jl ~ I ' e .
�La
Vf\ll\'n IlL IHJII
111-. f'ul"I'nl lulrnduiti dan" lino r.hnlllbrn onromhrt\u
do rohtH' ut fln f'a rL UlM.
�1G4
LA TEPPE AUX
~lEILS
Lui aussi, dans ses enlreliens du soit' avec sa
mère, l'encourageail à quiller le pays. Il fallait
s'en a.ller bien loin, travai lier de loules ses
forces pour gagner de quoi revenir plus lard
racheter le domaine. La veuve embrassait son
fils pour 10 remercier de son courage lorsqu'il
lui parlait ainsi; mais elle sentait cc qu'il y
avait de chimérique dans l'espoir du jeune
garçon. Quant à elle, son seul vœu était d'élever
ses enfants dans un état propre à les faire vivre;
mais pour être capable de mener celle tàche
à bien, elle avait besoin de s'éloigner du pays
où lant de malheurs l'avaienl accablée; voilà
pourquoi elle avait donné à Mme IIoisel la
mission de lui Lrouver au loin des moyens
d'exislence.
Dès qu'elle fut introduiLe en compagnie de
Philiberl auprès de Mme Roisel, olle eut la
consolanto perspective de sortir au plus tôt
d'embarras. Avant de présenter ses voisins de
campagne à la Parisienne qui éLait en visite
chez elle, Mme Hoisel apprit à ceux-ci ce que
son ancienne amie de pension voulait bien faire
en leur faveur. Le mari de celle dame éLait un
riche fabricant de parfumorie fine, et il dirigeait lui-même son usine, située enlre SainlOuen cL Aubervilliers. Prise de sympathie pour
�LA TEPPE AUX MERLES
165
les Franchet dont Mme IIoisellui avait raconlé
les malheurs, Mme Leray s'élait souvenue que
son mari comptait l'envoyer le concierge de
l'usine qui était un ivrogne incorrigihle, et elle
oITrait cette place à la veuve. Les gages de ce
poste étaient plus élev6s que ne le comporte ce
genre de situalion, parce que celle-ci avait pour
charge le pointage des ouvriers sur un registre,
et autres menus détails de surveillance. De
plus, la veuve augmenterait ses gains en s'employant à l'empaquetage des savons et à lamise ,
en boltes d'autres articles; enfin, ses deux enfants pomraienl faire l'apprentissage du m6tier, dans la maison même et sous les yeux de
leur mère.
« Ce Serait trop beau », dit Madeleine à
Mme IIoise!.
Après ce pr6ambule, Mme Boisel envoya
demander à son amie si elle pouvait recevoir
ses visiteurs; la veuve et son fils furent introduits par la maîlress'J de maison dans une
chambre où il ne se trouva pas d'abord un
siège sur lequel on pût s'asseoir, tellement faJ'.teuils et chaise longue étaient encombré:, de
robes, de chapeaux, de manteaux de ).1:1 plus
rare alégance. Pendant que la Parisienne
employait sa femme de chambre à transporter
�166
LA TEPPE AUX MEULES
ailleurs loul cet allimil de loilelle, elle s'excusait genlim enl de cet élalage inu il6. Il fallait
bien défriper pendant ses quatre jOUl'S d'arrêt à
Touruus les effets enlassés dans ses malles;
cette mise ù l'air pouvaiL seule effacer leurs
mauvais plis gagnés au voyage de Milan qu'ils
venaienl de faire. Elle finissait ù peine celle
explication lorsqu'en présenlant une chaise à
Madeleine, elle s'écria:
« Quel amoue de petit chapeau vous avez ,
madame. C'est la coiITure du pays, n'est-ce pas?
Mais comment li.ent-il? Ah! par ce flot de rubans qui tombe del'l'ière la coiITe ... » Puis, se
tournant vers Mme IIoisel, elle ajouta: « Ce
serait joli dans un bal coslumé. Crois-tu que
cela m'irait bien?
- Voyons, Émilie, soyons à la queslion, reprit Mme IIoisel avec améni.té . Il ne s'agit point
de ce chapeau que Mme Franchet va quiller si
elle part pour Paris, où celle coiITure la ferait
trop remarquer.
- Pourquoi le quiller? reprit Mme Leray.
Ce serait dommage. D'ailleurs, Mme Franchet
ne serait pas à Paris, puisque M. Leray s'obsline à habiter' le pavillon voisin de l'usine, malgré mes plaintes. »
Après avoir exprimé ses regrets d'être relé-
�LA TEPPE AUX MERLES
167
guée dans celle banlieue isolée - où d'ailleurs
elle jouissait de tous les agrémenls ùu luxe
- Mme Leray en vint au sérieux de la queslion et annonça à Madeleine que c'élait chose
enlendue. Mais il fallait partir le plus tôt possible, M. Leray devant donner congé au prédécesseur de la veuve. Celle-ci pouvait-elle être à
Paris avant trois jours? »
Mme IIoisel se récria: « Il vaudrait mieux,
dit-elle à son amie, écrire à ton mari et recevoir
sa réponse afin d'être cerLaine que Lon choix lui
agrée.
- Je vais l'avertir par un mot ce soir, répondit
Mme Leray. Est-ce que cela ne suffit pas? .. »
Le lendemain malin, pendant que Reine et
R~salie
dormaient encore, Madeleine Franchet
et Philibert s'acheminaient à pied vers Farges,
pour faire une dernière visile au cimelière avant
de quitter le pays. Il fallait aussi dire adieu à
tous ceux qui avaient de tout temps donné aux
Franchet des preuves de sympathie dans ce
pays natal d'où ils allaient s'éloigner.
Ces deyoirs réveillaient chez la mère et chez
le fils de si tristes pensées qu'ils n'échangèrent
pas de conversation durant ce trajet d'une heure
et demie. Tout était resplendissant aulour d'eux,
le soleil faisait éclater les bourgeons des arhres,
�'168
LA TEPPE AUX MEULES
dowit la vel'd ure des blés, el ouvrait toutes
grandes les Hours roses des pêchers ct des cerisiers. Dans les haies, l'aubépine embaumail,
et, sur les bas côlés d~ la roule, la p~quert
déplissa il sa coUerelle claire bordée de rouge;
les oiseaux jasaient et faisaient du brigandage
Toul élail gai, jusqu'aux
à tra'vers ~hamps.
ruisseaux qui chantonnaient leur petit refrain
en passant; il n'y avait de trisle que ces deux
personnes habillées de deuil qui marchaient
en silence, sans pr!lsque oser se regarder.
Ils réussirent à n'être vus de personne en
enlranl au cimetière, où ils voulaient faire leur
première visite. Madeleine Franchet pleura
beaucoup dès qu'elle fut agenouillée au pied
du tertre de gazon planlé de rosiers sous lequel
reposail le malheureux maître de la Teppe aux
merles. Quant à Philibert, il prit d'abord un
soin pieux des cultures de la tombe, et puis,
il s'agenouilla près de sa mère, el il formula
toul bas, une résolu lion qu'il mit sous le
palronage de la mémoire de son pauvre père.
Sentant ensuite que sa mère ne pouvait pas
supporler plus longtemps la pénible émotion
qui la surmontait, il l'entraîna doucement hors
du cimetière et la conduisit chez la Thibaude.
Bientôt après, la veuve fut enlourée dans
�f69
LA 'l'EPPE AUX !llEllLES
celle maison amie de toutes les femmes de Farges, empressées il. venir lui serrer la main. Philibert n'allendait que ce moment où sa mèrtl
serait en compagnie pour s'échapper. Il voulait,
lui, revoir une fois la Teppe aux merles avant
de partir pour Paris.
Philibert eut la chance de ne faire aucune
rencontre en route; mais son pas se ralentit à
mesure qu'il se rapprochait de la Teppe aux
merles; il savait que le domaine était cultivé
par un métayer, et que Jeannette et son mari
avaient été gardés comme valets de ferme. Ce
n'Mait pas la vue de ces deux dernières personnes gui l'aurait contrarié, loin de là; il
aurait même
' été aise d'embrasser Jeannetle
,
qui n'avait voulu rester il. la Teppe aux merles
qu'avec la permission de son ancienne maîtresse; mais c'était la vue des étrangers capables d'informer l'oncle et la tante Tailland de
sa visite furtive qu'il voulait éviter.
Voilà pourquoi il se g1issa le long des buissons du chemin jusqu'au banc de pierre extérieur voisin du portail, et, de là, son regard
plongea dans la cour; mais avant que Philibert
pût constater la démolition du pigeonnier, la
nouvelle bâtisse du chai et la mutilation végétale qui avait jeté à bas, comme vulgaire, le cep
Hi
�00
LA TEPPE AUX MERLES
dont les hautes branches mon laient en guirlande
le long du poteau de l'escalier, un aboiement
plaintif suivi du br'uit des elTorts d' un chien
pour entraîner quelque .objet pesant aLLira son
aLLention ... Quoi! c'était Palaud qui élait aLLaché ainsi au timon d'une charreLLe et qui tendait sa corde avec une violence as&ez forle pour
remuer ce 10Ul'd véhicule!. .. Pauvre Palaud!
lui qui n'avait jamais subi la gêne et la honle
d'une entrave! Est-ce qu'on l'avait baLLu pour
qu 'il eLlt tellement envie de s'enfuir?.. Mais
ses aboiements n'avaient aucun accent de co1ère; ils étaient plaintifs, doux, et main tenant
il ne donnait même plus de la voix el travaillait par de brusques coups de reins à se dégager. Un dernier effort rompit la corde et, en
quelques bonds, le fidèle animal prouva la subtilité de son instinct et la tendresse de ses souvenirs en venant se précipiter SUl' Philibert,
dont il se mit à lécher la figure .
Philibert, qui s'était tellement promis d'être
fort et de ne pas pleurer ce jour-là, ne put pas
tenir à cette émotion inattendue. Il se mit aussi
li. sangloter, en tenant la tête de Palaud serrée
entre ses bras. Combien de temps dura cetLe
scène dont les deux personnages s'entendaient
si bien sans pouvoir communiquer ensemble
�LA TEPPE AUX MERLES
171
par la parole, il ne le sul pas lui-même; il lui
sembla s'6veiller d'un rêve quand une voix
aigrelelle dit lout près de lui:
« Concerl à l'unisson! On dirait un duo de
Il so mit il .. n
~ lor
en lenant la lMc de Pataud.
grenouilles; c'esl en rapport avec ce cadre
champêlre; mais ça ITl:'agace à durer si longtemps. A la niche, solte bête! »
Une houssine cingla les côles de PaLaud, qui
ne parut pourtant pas convainr,u de la nécessité
d'oMit' à son nouveau jeune maître, car au lieu
de se diriger vers la cour ainsi que le lui commandail Gas Lon Tailland, il se tapil sous le banc
de piert'e, d'où Philibert se dressait en reconnaissant son cousin .
Celui-ci avait rail' ennuyé, et non pas triom-
�172
LA TEPPE AUX 111ER LES
phant, dans son nouveau rôle de propriélaire
rural, ce qu'il expliqua en ces tormes à Philiberl :
« El qu'est-ce qui le fait plourer, nigaud?
Esl-ce que c'est de ne plus avoir celt.e bicoque?
Pour le plaisir qu'elle me procure, vous auriez
bien dLl la garder . Je vais passer de jolies vacances de PAques ici 1... »
Il grommela quelques aulres doléances contre
la fan taisie rurale de ses paren ls qui le condamnait à s'ennuyer dix jours dans cc lrou Je
campagne. Pendant cc temps, Philiberl avait
essuyé ses yeux et repris une conlenance plus
assurée.
« Adieu, dit-il à. son cousin. Tiens Palaud
par la corde pour qu'il ne me suive pas el. ..
ne le bats point; c'est une bonne bête qui ne
m6r·.iLe pas d'être maltraitée.
- C'est bon, reprit Gaston; je sais comment
me conduire; mais qu'est-cc que lu venais faire
ici? »
Il se tenait debout tout près de Philibert el
le toisait d'un air goguenard.
« Je venais dire adieu à ... , à Pataud avant
ùe partir pour Paris.
- Eh bien! tu as de la chance malgré toul,
d'aller voir Paris! s'écria Gaston. Moi aussi
�173
LA 'l'EPPE AUX MEl\I,ES
j'irai quand je serai grand, mais pour m'amuser, pour faire danser les écus au père Tailland
au lieu de les laisser moisir à Tournus. C'est
pour le coup que je ne viendrai plus regarder
pou sel' les pommes de lerre ici. »
Philibert sc disposait à s'en aller après avoir
fail une dernière caresse à Pataud, quand il fut
arrêLé par cette proposilion narquoise de son
cousin:
« Eh! dis donc, si tu fais forlune à Paris puisque vous êtes veinards, vous auLres - tu
pourras me racheLer plus tard la Teppe aux
medes; je le la rendrai à nolre prix d'achat. »
GasLon fut stupéfait de l'assurance avec laquelle Philibert sc retourna pour lui répondre:
« (!;h bien! c·est entendu, je te la rachèlerai. »
Mais après avoir fail si bonne conlenance, le
pauvre Philibert s'en alla à grands pas du côlé
de 1< arges . Il ne comprenait plus cc qui lui
avait donné la hardiesse de riposler au défi de
son cousin par une bravade analogue . Les grands
éclals de rire de Gaslon, mtilés aux g'émissemenls de Palaud, lui rappelèrent que les Tailland élaient riches, et lui, bien pauvre, et que
son ambilion de reconquérir le palrimoine des
siens devait leur sembler ridicule ft force d'imHi,
�171t
LA TEPPE AUX MERLES
possibililé. Il s'en alla, le cœur serré, et, tout
le long de la route, il pensa à ce Philiberl
Franchel du siècle précéd ent, qui n'avait jamais
revu son pays après son départ pour l'armée.
Esl-ce que son mauvais sort allait èlre celui
du pauvre pelit Philibert Franchel qui s'éloignait en ce moment de la Teppe aux merles,
poUl"suivi par les rires moqueurs de ceux: qui
en avaient chassé sa fumille'?
�XI
Gü a souvent dit, on a même écrit et imprimé que ce qu'il y a de plus difficile à lrouver
dans Paris, c'est un vrai Parisien. On enlend
par ce Lerme ' quelqu'un né dans l'enceinle de
eelle ville, de parents qui en sont également
originaires. Celle asserlion est un peu exagérée; il serail possible de trou ver çà el là,
dans Paris et ses faubourgs annexés, des familles parisiennes depuis cleux ou lrois généralions; mais il n'en est pas moins vrai que
Paris esl avant tout le résumé de la Fmnce,
en ce sens qu'il n'y a pas clans notre beau pays
un déparlement et même un arrond issemenl
qui ne soil représenlé dans la capilale par
quelqu'un de ses concitoyens.
Parmi ceux-ci, les uns concourent à la gloire
de la France en se rendant illustres clans les
�ljl)
LA 'l'EPPE AUX MEnLES
arLs OU dans les scienc es; Paris s'en honore
et fait leur répuLaLion, qui plus Lard leur vaul
l'érecti on de leur sLaLue ou de leur busle dans
leur pays d'origi ne. D'autr es, de c,apaciLés plus
humbl es, vienne nt tout simple ment à Paris
comme au centre d'afTaires le plus acLif, afin
d'y gagne r de quoi reLourner prendr e leur
reLraiLe chez eux, après forLune fai te.
C'éLait au nombr e de ces dernie rs provin ciaux lranspl antés à Paris pour y exerce r leur
acliviLé physiq ue dans un état plus producLif
que Lrès relevé, qu'il fallait comple r M. et Mme
Guinev et, propri étaires de l'hôtel du Mftconnais, dont l'ensei gne s'élala it sur la façade
étroiLe d'une des quelqu es vieilles maison s
restées debout le long du boulev ard Roche chouar t.
Rien qu'au premie r coup d'œil, il était aisé
de juger que la clientèle de cet hôtel n'élait
ni exigea nte au pojnt de vue du confor table,
ni très nombr euse, car les deux étages de celle
maison sans profon deur ne présen taient chacun que ,deux fenêtre s de façade, et l'allée
étroite ouvert e auprès de la boutiq ue surmo ntée
de l'anno nce: « Cuisine bou1'geoise », abouti ssait il un réduit vitré dont la fenêtre sur la
cour découv rait un vrai caphar naüm de fûls
�L'hOtol du
~I
àcolnais.
tonu par li!. ot JIlm o Guincvot,
�178
LA TEPPE AUX MEI\LES
et de bouleilles vides près d'un Las de vaisselle cassée .
Les hôLes de l'bOLel du M.lconnais n'éLant
pour la plupart que des compatriotes de condition pécuniaire assez reslrein te, peu leur
importait le sans gêne de celle installalion; à
vrai dire, d'ailleurs, ce n'éLait pas à la location de leurs chambres garnies que M. e,t
Mme Guinevet devaient la prospérité de leurs
affaires, mais à leurs lalents culinaires, qui
achalandaient leur reslaurant dans le quartier.
Tous les matins, vers neuf heures, M. Guinevet exerçait son habileté calligraphique en
inscrivant sur une ardoise, placée ensuite dans
la montre, le menu du jour, que consultaient
en passant les habitués et toute celle population trop mal installée ou trop peu ménagère
pour faire la cuisine à domicile. Outre cette
fonction matinale, le patron dirigeait la cave
et s'occupait au dehors de l'approvisionnement; mais, hors de cette triple tMhe, il ne
faisait plus qu'oMir aux ordres de son irascible
moitié qui commandait haut et ferme, surtout
quand approchait le coup de feu du service.
Alors il n'était pas prudent de lui tenir tête .
Plus rouge que le brasier de ses fourneaux,
l\Ime Guinevet élevait la voix assez fort pour
�LA TEPPE AUX MERLES
f7D
(;Ouvrit' le glouglou de ses marmiles et de ses
poêles, ct elle brandissait cuillère à pot ou
écumoire par des gesles expressirs qui accentuaient la vigueUl' de ses rept'oches à son mari.
Ces scènes éLaien t journalières; les habilués
du reslaurant en élaient parfois témoins et ils
s'en amusaient.
Mais aucune des bourrasques conjugales des
mallres de l'hôtcI du Mâconnais n'avait aUeint
les proportions de celle qui les agitait par
une matinée de ce même mois d'avril, devant
le pt'emier client allablé pour déjeuner il l'une
des peLîles tables rangées le long des murs de
la boulique.
Tout en lisant son journal, le client s'amusait de l'éloquence imagée de son hôtesse.
Quoique une habitude de plusieurs mois l'eût
rendu familier avec les époux Guinevel, il
n'intervint dans leur débat qu'après avoir entendu celte dernière apostrophe de la femme à
son mari:
« Eh! puisqu'elle se croit assez maligne
pour gagner sa vie à Paris, elle saura se
dirigor de la gare de Lyon jusqu'ici. En voilà
un genre de prier qu'on l'allende au train t
Tous ces provinciaux sc figurent Paris comme
un con le de fées! Et quelle rage de nous
�{SO
LA TEPPE AUX MERLES
encombrer, quand nous sommes assez de gens
déjà à nous disputer les gains. »
Le client se mit à rire de la véhémence avec
laquelle Mme Guinevet réprou vait les invasions
prpvinciales sur le pavé parisien, ct il lui dit:
« Je vous cro)'&is de Saône-et-Loire. Moi,
je suis du Jura et je gagerais que les personnes
qui vont se succéder à ces tables sont Parisiens au même titre que nous. »
Il aurait été possible d'opér er cette statistique, car, au même moment, la porte du restauran t s'ouvri t pour laisser passer un groupe
de jeunes gens; puis, un à un, tous les couverts
préparés eurent leurs destinataires, et Antoine
Guinevet eut assez à faire à servir d'une table
à l'autre pour n'avoir plus' le souci de plaider
la cause des bons sentiments de compatriotisme
auprès de sa moitié .
..... Assis sur un des bancs extérie urs qui
longen t la façade de la gare, en lourés de leurs
deux ml\lles surmontées de paquels et de paniers, la veuve et ses deux enfants inaugu raient leur existence parisienne par leur attente
naïve de ce compatriote qui ne devait pas
venir à leur rencon tre. L'agita tion des arrivées
de trains, le va-et-vient de piétons et de voi~
tures qu'elles comportent s'étaie nt renouvelés
�181
LA TEPPE AUX MERLES
trois ou quaLl'e fois sans que les provinciaux
eussent bougé de leut' poste. C'était en vain
que les employés du chemin de fer leur avaient
obligeamment démontré que le plus simple
pour eux éLait de se faire conduire ù destination. Madeleine Franchet préférait attendre.
Antoine Guinevet était en retard, mais il ne
pouvait manquer de venir ...
Assis SUI' une malle, Philibert s'efforçait
de fail'e bonne conlenance; il guettait tous les
arl'ivants pour reconnaître Antoine ,Guinevet
qu'il avait vu au pays l'année précédente.
Quant à Reine, la fatigue du voyage, le chagrin de ses adieux à Rosalie, et cette halte
inquiète l'ahurissaient; elle était intimidée de
l'attention que tous les passanls accordaient à
leur groupe; elle se plaignait de souffrir de
la tête. Après s'être longtemps agitée sur son
banc, eUe finit par sangloter tout haut.
!\Iadeleine s'épuisa en consolations pour
faire prendre patience à. sa fille; mais, au lieu
d'y parvenir, elle ne put s'empêcher elle-même
de rOll dre en larmes.
Comme il arrive toujours à Paris dans les
scènes en vue du public, les gens qui allaient
ct \'enaienl s'émurent de la délresse morale de
ce groupe villageois. Des personnes qUl ne sc
TEPPE At;X MERHS.
1G
�182
LA TEPPE AUX MERLES
seraien t pas adress é la parole ep se croisan t
se rappro chèren t pour échang er leurs information s sur ces trois person nes en deuil. Tous
s'imag inèren t que ces étrang ers n'avaie nt pas
le moyen de sc faire voiture r à travers Paris.
Une jeune dame prit la toque dont son petit
garçon était coilTé et elle quêta çà et là, jusqUE
dans la salle d'aHente du péristy le.
Tout le monde donna, qui des sous, qui def:
pièces blanch es, et quand la dame s'appro cha
ùes trois affligés qui . n'avaie nt rien compri s
du mouve ment opéré autour d'eux, Madeleine
Franch et sortit comme d'un rêve en voyant
posée sur ses genoux l'aumô nière improv isée
dont la jeune dame la priait d'accep ter le
conten u.
Le groupe des person nes charita bles s'était
peu à pou rappro ché . Tout en refusa nt leur
aide en donnan t pour raison que ce n'était pas
le manqu e d'argen t qui la peinait , la veuve
trouva des parole s émues pour remerc ier les
Parisie ns. Elle essuya ses yeux et reprit confiance en consta tant, selon son expres sion,
t. » Elle
Il qu'il y a de bonnes gens partou
ville
grande
racont a ensuite la frayeu r de cette
inconn ue qui la retena it à la gare.
Dix conseillers bénévo les la rassurè rent, lui
�LA TEPPE AUX MERLES
183
choisirent nn pelit omnibus du chemin de fer,
aidèrent à leur installalion et à celle de leurs
bagages, tout cela, avec cet élan de cordialité
qu'amènent des incidents de cc genre.
Quand la voilure atteignit la place de la
Bastille, Reine voulut tirer son mouchoir de
sa poche. Il en sorlit en même temps une pluie
de monnaie qui se dispersa sur le tapis de la
voilure.
Madeleine Franchet avait eu beau refuser
le témoignage de la charilé parisienne, en quelques coups d'œil ses amis de la gare s'étaient
consultés, et le plus adroit - la jeune dame
peut-être ~
avait glissé dans la pochelle de
Reine le secours dont la veuve avait déclaré
n'avoir pas besoin.
« Oh ! les braves gens! répéta Madeleine Franchel avec émotion. Reine, ramasse toutes ces
pièces et comptons-les. Nous les garderons pour
les donner à de plus pauvres que nous . Mais
je gagne du courage à voir qu'on a pitié des
étrangers dans ceLLe ville . »
Le lendemain malin, Madeleine Franchet
voulut se rendre à Aubervilliers pour se présenter à M. Lemy et savoir le jour où elle
iJourrait entrer en fonctions .
.Pendant ces vacances de Pàques , Alphonsine
�184
LA TEPPE AUX MERLES
Guinevet élait à la maison; mais ses parents ne
lui permetlaient pas de paraître au restaurant
aux heures où la clienlèle y abondait; elle
passait ce Lemps dans sa chambre, où elle
aurait pu s'occujJer à quelque joli ouvrage de
, broderie, comme une grande jeune fille de
quinze ans qu'elle élait; mais elle préférait
regarder à travers les vitres le mouvement du
boulevard sous sa fenêlre.
Com me cette dislraction fini ssait par être
monolone, Alphonsine consentit à g'arder Reine
avec elle pendant que la veuve ct son fils
iraient à Aubervilliers . Reine élait trop lasse
du voyage pour pouvoir faire cette course à
pied, ainsi que sa mère et son frère en avaient
l'inlenlion.
Ils parlirent, bien renseignés par Anloine
Guinevet sur la route à suivre. Ils ne craignaient pas de s'égarer: Philibert avait inscrit
au crayon sur un petit carnet, présent de l'oncle
Pétrus au départ, le nom de la rue où il faudrait quille.r le boulevard.
Chemin faisant, la mère et le /ils échangèrent
leurs observations sur ce qui les frappait. Rien
d'intimidant ni de merveilleux aux vitrines des
magasins sur ce parcours des anciens boulevards extérieurs de Paris. La hauteur des mai-
�18;:
LA TEPPE AUX MEULES
sons, la mulliplicit6 des véhicules, l'air affairé
et dégagé des passants et l'immensité des affiches
étaient les seules choses qui les surprenaient•
• On 8c,l lrompr:, dit Madeleine, ceci est un pelil chAleau .•
Lorsqu'ils curent dépassé les dernières maisons de la Villette ct que la plaine s'étendit
devant eux, Madeleine Franchet ne put s'empêcher de s'écrier.
« Oh! que la campagne est vilaine et plate
par ici 1 »
16
�186
LA TEPPE AUX MEn LES
Après quelqu es hésital ions sur leur route,
ils sc dirig'èr en t vers un amas de conslru ctions 'légère s au-des sus desquelles fumait une
haute chemin ée d'usine . Au lourna nl d'une
rue où ils avaien t cOloyé un mur surmo nté
d'un treillis lapissé de lierre, ils trouvè rent de
l'autre côté , non pas l'usine qu'on leur avait
assuré êlre là, mais un pavillon coquet précéd é
d'une pelous e entour ée d'un cordon de fleurs
printan ières en pleine floraison.
« On s'est trompé , dit Madeleine Franch el;
ceci est comme un petit cM te au .
- Non, dit Philibe rt, ce doit être la maison
que Mme Leray habile ; tu l'en souvie ns, elle
nous en a parlé. Vois, maman , la fabriqu e esl
L0ULàcôté. »
En effet, ils n'cure nt que viIlgt pas à faire
pour trouve r, au delà de l'enclos palissa dé de
lierre, la grille à lravers laquell e on aperce vait la cour de l'usine , où s'éleva ient les divers
bttl iments d'exploil alion .
Tous les deux restère nt un mome nt indécü
de leur directi on à lravers celte cour encom brée de claies en osier, de bassine s en métal,
de bonbon nes ' treillis sées et de caisses d'em
ballage .
« Qui deman dez-vo us?
»
leur cria une
voi~
�LA 'l'EPPE AUX MEn LES
aigre, parlant d'une maisonnette placée un
peu en arri re de la grille, el qu'ils n'avaient
point remal'quée.
En s'approchant de la porte vitrée de ce
logis dont le linteau portait l'inscription :
Pm'lez au concierge, Madeleine Franchet eut
la sueur au front. Cet homme en gilet à manches, perché sur une échelle pour accrocher
une chromolithographie au mur, n'avait pas
l'air de déménager, mais au contraire de procéder à une installation; cetle femme qui, dans
. le fond de la pièce, rangeait des porcelaines
sur une commode, arrêtait aussi cette preuve
de paisible occupation domestique pour dévisager les nouveaux venus. Est-ce que ces genslà allaient êLre aussitôt renvoyés qu'étaJJlis?
ou bien ..... , ou bien, la promesse faiLe par
Mme Lemy et sur laquelle la veuve el ses enfants avaient quillé leur pays, celle promesse
allait-elle trouver des difficultés d'accomplissement?
Ce fut dans celle alternative de suppositions
pénibles que Madeleine Franchet so dirigea,
d'apl'ès l'insll'uction du concierge, vers le bàtiment de brique dont' le fl'onlon portait le nom
de BU1'eaux inscrit en lettres d'or.
Après avoir tra.versé un petit vestibule dallé,
o
�188
LA TEPPE AUX MEnT,ES
tout garni de vitrines en bois noir dont les
rayons éLaient chargés de flacons contenanL
des liquides multicolores, les visiLeurs n'eurent
pas besoin de frapper à la porte de la pièce où
sc faisait la compLabilité de l'établissement,
à en juger par les , casiers pleins de registres
el par les bureaux qui la garnissaient, car cette
porte élait grande ouverle; deux messieurs se
promenaient de long' en large dans ceLLe pièce.
S'ils n'avaient pas été absorbés par leur conversation, ils auraient pu voir tout de suite
les visiteurs, arrêtés timidement sUl' le seuil.
Mais ils ne s'en avisaient pas. L'un d'eux
avait les cheveux gris el parlait bas, avec respect. L'aulre, plus jeune, ôtait le cigare de sa
bouche pOUl' répliquer de temps à aulre pal
quelque monosyllabe. Enfin le plus àgé des
deux hommes finit par apercevoir les visiteurs
et vint demander poliment à Madeleine cc
qu'elle désirait.
« Parler à M. Leray, répondit-elle d'une voix
mal assurée, et lui remettre un mot que
Mme Leray, lors de son passage à Tournus,
m'a donné pour lui . »
Le fumeur jeta son cigare sur le parquet
d'un air de mauvaise humeur, l'écrasa d'un
coup de talon ct tendit ensuite la main pour
�LA TEPPE AUX MElILES
189
recevoir le billet d'inlroduclion que l'amie de
Mme Moisel avail donné à sa prolégée.
M. Leray déchira l'enveloPl.e, la froissa,
la jela à Lerre, el lut les quelques lignes du
billet en haussanl les épaules. Puis, il se pencha vers le vieillard pour lui parler à voix
basse. Madeleine Franchet entendit quelques
mots: « Élourderie déplorable, .. . esprit brouillon des femmes ... .. » Elle ne sul plus quoi
ensuite; ses oreilles tinlaient et elle perdait
contenance.
« J'en suis fàché pour vous, vint lui dire
ensuite le fabricant. Mais il y a eu un malentendu entre Mme Leray et · moi . La place est
prise depuis deux jours. »
Madeleine voulait exposer sa situation et
comme quoi elle avait quillé son pays sur la
parole formelle de Mme Leray; mais les paroles
s'arrêtaienl dans sa gorge séchée par la surprise de cette déception. Elle restait appuyée
au mur, pàle et tremblante, quand un jeune
homme entra par une petite porte intérieure
et dit au patron :
« Monsieur, le chimiste m'envoie vous prévenir que l'expérience est préparée.
- Bon 1 j'y vais ... , je vous suis », s'écria
M. Leray enchanlé d'échapper à une situalion
�190
LA 'l'EPPE AUX MEn LES
désagréable. Il fit à la veuve un petit salut de
la main en répétant: « J'en suis bien fâché. ))
Et il disparut.
L'homme à cheveux LIanes était assis devant
son pupitre; il écrivait sur un gros registre, le
nez abaissé au niveau du manche de son porteplume. Il p.araissail décidé à ne pas savoir qu'il
y avait là, tout près de lui, une solliciteuse
désappointée.
Que restait-il à faire, sinon à s'cn aller,
comme le fit Madeleine Franchet? Cc ne fut
point d'un pas rapide. Cinq ou six fois, elle
craignit de tomber en traversant la cour .
« Maman, lui ùit tout à coup Philibert, tu
n'as rien osé dire à M. Leray. Veux-tu que je
lui parle, moi? Il pourrait touj ours me donner
de J'ouvrage. Vois ces deux garçons qui portent de petites caisses dans ce camion . Je suis
aussi gl'and et aussi fort qu'eux.
- Non, murmura la pauvre veuve, a11onsnous-en. On ne peut pas forcer les gens à être
jm.tes.
- Maman, mais qu'allons-nous faire? )) demanda Philibert.
Madeleine Franchet ne répondit rien, mais
elle devint si pAle que son fils n'osa point
renouveler cette question.
�XII
La mère et le fils marchèrent en silence jusqu'au tournant de la rue, ct sc retrouvèrent
dans celle autre voie bordée de murs dont la
chaussée l)oueuse éLait sillonnée par les quatre
lignes de rails des Lramways. Une de ces voiLures allai t justement p'asser; le cocher arrêtait
ses chevaux sur un signe que lui faisait une
j'eune femme chargée d'un enfant sur un bras
et d'un volumineux paquet à l'aulre main .
« Montons avec elle Il, dit la veuve à son fils.
Elle ne se sentait plus le courage de refaire
à pied celle course si lestement accomplie à
l'aller, avec l'animalion que donne l'espérance.
Il n'y avait dans l'intérieur du tramway que
des messieurs lisant leurs journaux et la jeune
mère qui, avec sa tête nue, sa robe toute simple
et son gros paquet de lingerie neuve visible
�192
LA TEPPE AUX MERLES
dans les coins où bâillait l'enveloppe de luslrine
noire, paraissait être une ouvrière.
Ce fut près d'elle que Madeleine Franchet
alla s'asseoir de préférence. Un moment après,
le conducteur se présenta pour recevoir les
places, et la jeune mère fut embarrassée pour
alteindre la poche où elle serrait son argent.
Sa peLi le fille et son gros paquet gênaient ses
mouvements; elle en fit la remarque tout haut,
avec gaieté .
« Donnez-moi votre ballot que je garderai
avec plaisir sur mes genoux, lui dit Madeleine
Franchet. Vous êLes vraiment trop encombrée. »
L'ouvrière accepLa el, en reLour de ceLLe
obligeance qui la meltaiL à son aise, elle
engagea son bébé à « faire risette à la dame. »
Ce fut ainsi que les deux voyageuses entrèrent
en conversation. Dix minuLes plus lard, elles
s'étaient mutuellement l'acon lé leur histoire et
la provinciale apprenait de la Parisienne, fille,
femme et sœur d'ouvriers, les bonnes et les
mauvaises passes des humbles arLisans de la
eapiLale, avec les mille détails de leurs expédienls ingénieux pour soutenir leurs familles
en s'employant tour à tour aux divers métiers
qui donnent, quand celui auquel ils sont propres
ne "end pas.
�LA TEPPE
AU~
NERLES
Philihert, ton carnet! » disait de trmps à
au Lre 1,). veuve à son fils.
Elle y inscrivait des adresses: d'abord, celles
«
Dun" 1. lr":r.l 'V.'uy , lof.
dt:'Q.t
voya.geuses (O ntrèrenl en convere.3.tion.
de plusieurs enLrepreneurs de lingerie qui donnaient de l'ouVl'age il confeclionner il. la macl1ine. Madeleine Franchet ne possédait pas
de machine à coudre et n'en connaissait pas le
maniemenl; mais il n'en fallail pas moins
noler ce débouché de travail. On aumil bien
d'autres apprenlissages 3 faire pour pal·venir à
gagner sa vie dans ce pays où loul étail nouveau; d'autres notes, inscrites sur le camel de
17
�191
LA 'l'EPPE AUX MEHLES
Philibert, désignaient les qUaI'Liers où les logements sont moins chers que les mansardes dans
les rues bourgeoises.
Malgré les recommandations que sa mère
lui avait faites avant de partir pour Aubervilliers, Reine n'avait pas été raisonnable. Cela
signifie qu'Alphonsine Guinevet s'était vite
rebutée de consoler et distraire sa compatriote.
Reine était alarmée d'être séparée des siens;
elle-même ne se sentait pas ù son aise avec
celte grande demoiselle qui rappelait du bout
des lèvres: « Ma petite! Il
Après une demi-heure de ce tête-à-tête
presque muet, Reine laissa tomber le livre
d'images posé sur ses genoux et se mit à
pleurer, d'abord tout doucement, puis tellement fort que la trappe ouverte au plancher
et qui communiquait avec la boutique s'ouvrit
et laissa passer la voix de Sophie Guinevet
demandant ce qui arrivait:
(( Eh! lui répondit Alphonsine, c'est celte
petite dont je ne sais que faire. En voilà une
récréation pour mes vacances de garder une
pleurnicheuse!
Au bout d'un instant, M. Guinevel entra
dans la chambre et vint prendre Reine pour
r emmener en bas.
�LA TEPPE AUX MEn LES
195
Essuie tes yeux, ma grosse, lui dit-il avec
bonhomie, et viens m'aider à remplir les carafons et à dresser les couverts. Le Lemps te semblera moins long et tu verras tà maman plus
vite en étant sur son passage. »
Voilà comment, à son retour, Madeleine Franchet trouva Reine circulant entre l,es tables où
déjeunaienlles clients, et se tirant de sa fonction improvisée avec un grand sérieux. Il y 8:vait
affluence ce matin-là dans le reslaurant, el
lorsqu'Antoine Guinevet eul raconté, à la volée,
comment la distraction qu'il avait voulu donner
au chagrin de Heine lui rendait un réel service,
la veuve pendit son chille à une patère et s'offrit
comme auxiliaire ainsi que son fils.
« Eh bien 1 vous avez gagné votre déjeuner »,
lui dit Mme Guinevet lorsqu'après le départ
du dernier client, il fut question de s'atlabler
ensemhle .
Les jours suivants, Madeleine Franchet délibérait avec ses hôles sur les moyens de se lirer
d'affaire, et comme elle employait à l'accommoder le ~inge
de l'hôtel les heures qu'elle ne
passait pas dehors en quête d'un logement,
Mme Guinevet permit que son mari fit quelques courses pour aider leur compatriote dans
ses achats de meubles. Il ne les fallait pas
«
�1!l6
LA 'l' EPPE AUX MERLES
d'ailleltl's aussi confortables que si l'on avait
dû s'élabl ir à la fabrique Leray. Des lits de fer,
deux tables et quelques chaises suffiraient pOUl'
rempli r les deux pièces accompagnées d'un
cabinet noir que la veuve arrêta au bout d'une
huilain e de jours, dans une des rues popucommu niquer le bas de l'aveleui'es qui ~ont
nue de Clichy à l'avenu e de Saint-O uen.
La veille de leur installa tion dans ce domicile,
Mme Guinevet pria sa locataire de recond uire
Jans son pensio nnat de Nogen t Mlle Alphonsine . La pensio nnaire aurait la direction de ce
petit voyag'e à l'aller, ce qui simplifierait pour
sa conductrice les difficultés du retour. D'ailleurs Madeleine Franch et n'était plus aussi
épouva ntée du dédale des rues parisie nnes; elle
était déjà descendue au cenlre de la ville pour
y prendr e trois leçons de coulur e à la machine.
En rendan t à ses hôtes ce service en échang e
de leurs complaisances, elle était cerlain e de
retrouv er son chemin ; mais elle eut tort d'attribuer il ses enfants le même instinc t d'orien tation, quand elle les charge a d'aller tous deux
préven ir le concierge de leur nouvelle maison
qu'elle emmén agerai t le lendemain matir
Les joues de Reine n'étaie nt plus ni si roses
ni si rondes ; une prome nade par ce beau jour
�LA TEPPE AUX MEn LES
de printemps la ranimerait et il était impossible de s'égarer en roule, puisqu'il n'y avait
qu'à suivre la ligne des boulevards jusqu'à la
place Moncey, et prendre ensuite l'avenue de
Glichy pour no la quitter qu'au coin 10 plus
Reine circu lait cntre les table ••
proche du chemin de for do ceintllre. Philibert
avait accompagné sa mère dans les visiLes en
pourparlers de la ' location; il ne pouvait pas
êlre assez maladToit pour s'écarter des points
do repère bien connus de lui.
Assurément, Madeleine Franchet n'avait pflS
lort de se fier à l'intelligence de son fils i mais
17.
�198
LA 'l'EPPE AUX MERLES
elle n'avait pas tenu comple de la curiosité de
Reine qui voulait regarder sur son passage
Lous les magasins, et faisait traverser à son
frère les deux chaussées du boulevard quand
un étalage aUirait son attention de l'autre côlé.
Ce fut ainsi qu'ils dépassèrent sans s'en
douter la place Moncey, Après s'être arrêtés
encore une douzaine de fois au gré des désirs
curieux de Reine, Philibert trouva que le boulevard s'allongeait plus que de coulume avant
le rond-point où s'élevait la statue d'un général. Bon! c'est qu'on ne va guère vite quand
on s'amuso à flâner. Il fallait encore avancer
,un peu.
Ils avancèrent si bien qu'ils finirent par
longer une grille que Philibert fut certain de
n'avoir pas remarquée dans ses courses vers
leur nouveau domicile. Derrière celle grille
s'étalait un jardin comme les jeunes Mâconnais
n'en avaienl jamais vu . Philibert en oublia la
cminle d'avoir perdu son chemin qui commençait à le tourmenter.
Étail-il possible ' qu'il existât des cultures
aussi belles au milieu de Paris! Quels gazons
taillés fin, et Lous ces arbres qui avaient dû
meUre plus de cent ans à pousser si gros!..
Philibert n'en revenait pas.
�LA TEPPE 'AUX IIIEnLES
199
Est-ce 'qu'on paye pour entrer là dedallf\? 1)
lui demanda Reine.
La tentation était trop fode pour y résister.
Philibert observa les gens qui dépassaient la
grille dorée près de laquelle sa sœur et lui
s'étaient arrêtés. Chacun entrait comme chez
soi, et les deux villageois en firent autant. Ils
parcoururent les allées du parc, s'arrêtèrent au
petit étang où nageaient des canards, monLèrent et descendirenL les marches d'un pont de
pierre juché au-dessus du pelit cours d'eau,
découvrirent des colonnades voilées de feuillages et des statues blanches au milieu de prairies ,"erLes.
Ils allaient et venaient dans les allées du
parc, au gré de leur fantaisie, tout légers de
respirer le bon air de la verdure et ü'ouvanl
que la campagne dans Paris ressemble à ces
conLes de fées où tout est plus beau que nalure.
Reine finit par dire à son frère:
cc Puisque ce jardin est sur le chemin de
nolre nouvelle maison, il faudra y mener
maman. »
Celle proposition rappela à Philibert la commission dont il était chargé. N'ayant pas sa
montre sur lui, il regarda le ciel pour juger
l'heure; à l'obliquité des rayons solaires, il
cc
�200
,
LA TEPPE AUX MERLES
jugea qu'il fallait s'arracher aux plaisirs de la
promenn,de .
Ils se dirigèrent donc vers une gTille dorée
qui leur sembla celle par laquelle ils étaient
entrés. Dès qu'ils reurent dépassée, ils ne reconnurent pas le boulevard le long duquel roulaient les tramways bruns et jaunes.
« Il faut chercher l'autre porte », dit Philibel't.
Ils rentrèrent dans le parc, et Reine poussa
une exclamation joyeuse quand elle aperçu t à
travers le feuillage les fers de lance dorés d'une
autre grille. Ils pressèrent le pas pour en atteindre le seuil... Nouvelle déception 1 celle-ci
aboutissait à une autre large avenue qui descendait en pente loin, .. _ bien loin, à perle de
vue. Reine se rappela que leLlr porte d'entrée
n'avait pas, comme celle-ci, une allée d'arbres
et une seconde g-rille en dedans.
Ils s'engagèrent do nouveau dans les allées
tournantes. Reine commençait à être déconcertée; elle se souvenait des contes que disaient
les vieilles de Farges dans les soit'ées d'hiver,
et se demandait si ce jardin n'était pas un de
ces jardins enchantés donl on ne peut s'échapper. Les cailloux du petit Poucet lui revenaient
en mémoire. Ah! si elle avait pensé à en semer
�201
LA TEPPE AUX MEne.ES
sur sa rou te!. .. Après tout, il faisait encore
jour; il y avait des promeneurs dans ce jardin.
Il ne fallait pas s'effrayer.
Malgré ces belles résolutions, lorsqu'ils
-.lurent atteint et dépassé une troisième grille
et qu'ils virent devant eux un carrefour de cinq
rues bordées de superbes maisons à un ou deux
élages, mais où nul passant ne paraissait, sauf
deux ou trois personnes si éloignées qu'elles
en étaient touLes petites, Philibert fut un momenl sans oser regarder sa sœur . Celle-ci devina
pourtant que son conducteur perdait courage et
elle se mit à pleurer en s'écl'iant :
« Perdus 1 nous sommes perdus 1... Maman,
ma pauvre maman 1 »
Philibert avait autant de chagTin que sa
sœur; mais il aurait eu honte de s'y abandonner:
« Voyons! lui dit-il, ça n'avance à rien cie se
désoler; il ne faut pas donner la comédie aux
gens . Ils se moqueraient de nous.
Reine était insensible à cc point d'amourpropre; elle conLinuait d'ape~r
tout haut sa
maman, avec aussi peu de relenue que si elle
s'était trouvée en pleins champs et avec la
possibilité d'être enlendue de Mme Franchet.
Bien sûr, s'il y avait eu des boutiques dans la
l)
�'l02
LA TEPPE AUX MEflLES
rue où ils avaient fail quelques pas, des gens
seraient sortis sur le seuil pour voir qui poussait ces appels lamentables; mais les hautes
porles cochères des hôtels particuliers alignés
le long de cette rue restèrent fermées. Une
d'elles s'ouvrit pourtant un peu en arrière des
provinciaux: égarés; mais ceux-ci ne remarquèrent ni le roulement dl.\ vantail de chêne
sur ses gonds, ni le refrain à la mode sifflé par
une voix exercée qui accompagnait les pas dirigés vers eux.
(( Qu'est-cc que tu fais à celte petite, vilain
mÔme, pour qu'elle crie tant que ça? » dit tout
à coup le siffleur en faisant tomber d'un revers
de main la casquette de Philibert sur l'asphalte
du troUoir.
Ce fut Reine qui répondi t, tellement son frère
fut saisi de cette accusation. Après avoir ramassé sa coiffure, il resta ébahi devant le singulier arbitre de sa prétendue discussion fraternelle, qui écoutait avec un sérieux de juge
les explications de Reine, entrecoupées de &anglots. Elle les donnait avec respect, n'imaginanl pas qui pouvait être ce garçon tout habillé
de blanc et dont la figure lui inspirait confiance, par son air à la fois décidé et bon enfant,
Philibert, qui avait vu à Tournus le ellef de
�LA TEPPE AUX MEULES
203
l'hôtel du Sauvage et des pD.tissiers' vêtus de
la sorte, reconnaissait un patronnet dans cet
adolescent, plus grand que lui de quelques
pouces, et qui portait SUl' sa Lête une manne
vide et à la main un petit seau de zinc; mais
précisément parce que les patronnels courent les
rues pour transporter les fl'iandises commandées par les gens riches, ils connaissent tous
les quartiers et sont capables de renseigner les
éll'an6'el's, Celui-ci avait voulu défendre Reine,
la croyant maltmitée, Donc, il ne fallait pas
lui en vouloir de son geste trop prompt. Après
ce raisonnement, Philibert compléta l'explication que Reine avait commencée.
« Don! vous êtes des ruraux, dit le pall'Onnet
d'un air de protection. Je te pardonne alors
d'êlre si godiche et à ta sœur, d'être si épeurée.
Et vous logez au boulevard Rochechouart?
Vous lui tourniez joliment le dos. Il vous aurait
fallu faire le tour du monde pour vous y retrouver. SaiS-Lu ça, rural, que parce que la
terre est ronde - une boule, quoi! en pille
ferme, avec des élévations de croûte par places
et de la sauce salée autour - quand on veut
arriver à un point en lui tOUl'nant le dos, il
faut avancer toujours tout droit jusqu'à ce
qu'on le reLrouve devant soi? Il
�201,·
LA 'l'EPPE AUX MEn LES
Oui, Philib ert s'en doutai t; mais il dit au
patron net qu'il préfé.m it un chemin plus court,
celui de la ligne droite, par exemple.
« Allons ! reprit celui-ci, tu es encore un peu
empoté, mais gentil garçon tout de même. Je
vais faire un crochet de chemin pour vous
rapatri er. Si le patron est de bonne humeu r
à ma renlr6e , je lui conler ai l'anecd ote; sinon,
il en cuira à mes oreilles. Bah! une fois de
pluS! ou de moins l. .. »
On ne peut pas faire ensemble une aussi
longue course sans causer . Le premie r sujet
devait êlre nature llemen t le récit de la façon
ùont le frère et la sœur s'étaie nt égarés . Quand
le palron net apprit le nom de la' rue où Philibert el Reine allaien t faire une commission, il
s'écria :
« Comme c'est drôle! Et l'on dit que Paris
esl grand! Vous allez perche r près de tante
Amélie.
- Qui est-ce? deman da Philibe rt.
- Ma tanle donc, ma seule parent e, CUl' lu
as moilié plus de chance que moi, rural; lu ri'as
perdu que ton père, et moi je suis orphel in des
deux côtés: alors, tanLe Aml' lie m'a élevé. L'aije assez fait enrage r, la pauvre bonne femme!
Mais elle ne sc doute pas de ce que je lui résev~
�201>
LA 'l'EPPE AUX MEnLES
pour plus lard ..... As-lu des projets d'avenir,
loi? demanda-t-il à Philibert · après un instant
de silence.
- Bien sûr, monsieur », répondit Philibert.
Quoiqu'ils eussent déjà beaucoup causé, la
réserve campagnarde du jeune Màconnais mil
des bornes à ses confidences. De même qu'il
n'avait pas raconté au palronnet les causes qui
avaient amené la mort de son .père et la ruine
des siens, il ne voulut pas non plus lui apprendre le but qu'il proposait à ses efforls
de lravail, ce projet de racheter un jour la
Teppe aux merles, qui lui semblait à lui-mtlme
comme un de ces rêves qu'on fait sans pouvoir
jamais les réaliser. Mais il y pensait toujours
malgré lui, ct c'était pour ne pas êLre découra,!: é
par le bon sens ou les moqueries d'auLwi qu'il
n'avait encore parlé à personne de ce q"i OCCJ pait sa tête. Il se borna donc à répondre qu'il
voulait travailler de loutes ses forces pour
JIlettre [l l'aise sa mère cL sa sœur.
« Dans quelle parlie? demanda le paLronne!.
Mais à propos, je te tuloie, lu m'uppeles monsieur; ça fait trop et lrop peu de cérémonie.
Si ça le gtlne de ne pas savoir mon nom, tante
Amélie m'appelle tanlÔt Jules ct tantôt: « mon
garnement »; lorsque mon patron jure après
18
�'206
LA TEPPE AUX MERLES
Frique t, ce n'est pas ml aulre que moi qui
empoc he la sauce, d'où tu peux compr endre,
j'espèr e, que je suis Jules Frique t, à ton service comme chien d'aveu gle en ce momen t.
Vas-y aussi gaieme nt que moi de tes tu et de
tes loi. »
Philibe rt ne pouvai t dire quel mélier il
ferait; il craign it de faire rire Jules Frique t en
lui avouan t que le seul auquel il se sentait du
go(tl, c'élait celui de cultiva teur. Comm ent
l'exerc er il. Paris, dans celte ville où les maisons et les pavés couvre nt le sol? Pourta nt ce
jardin où ils s'étaie nt perdus et que le patron nel appela it le parc Monceau devait être soigné
par des jardini ers. Mais comme nt parven ir à
un pareil poste?
Reine, qui s'était enhard ie, expliq ua gentiment à lcnt' ami de rencontre. qu'elle ct son
frère tâchera ient d'appr endre le plus vite possible un bon métier , n'impo rle lequel.
« Le plus avanta geux de tous, c'est le mien,
dit Jules Frique t. D'abor d, il nouni t toujont's
son homme , et si celui-ci n'est pas un gâtesauce, s'il a l'idée de la chose - ce métier
devien t un art - comme dil le patron , et un
art qui cmichiL l'arlist e. »
Philibe rt ne compr it pas bien la disscrl ation
�LA TEPPE AUX MEnLES
'207
à laquelle Jules Friquet se livra pour corroborer
ceLLe opinion; une bonne partie de l'éloquence
du patronnet fut perdue pour les oreilles rusliques de ses auditeurs; mais ceux-ci l'écoulaient de confiance, de plus en plus allègres en
reconnaissant l'approche de l'hôtel du Mâconnais.
« Voilà la maison, s'écria Ueine, et voilà
maman à la fenêtre; ... elle a fait un signe, puis
elle s'en va. C'est. pour venir à nolre rencontre,
je pense.
- En ce cas, je fais demi-lour, dit Jules
Friquet. Le patron doit être dans une colère à
me décorer d'une giroflée à cinq feuilles, ... là
sur la joue, dit-il en joignant le geste de
s'administrer un soufflet à cette image dont
Reine ne comprenait pas la signification .. . Bah!
continua-t.il, ce ne serait pas la première fois,
et ce n'était pas toujours pour un si bon molif
que je renlr:J.is en retard. Sans adieu, Philibert,
nous nous retrouverons un jour ou l'autre. Au
revoir, Reine, ça vous va joliment mieux de
faire risette que de pleurer ... Non, non, ne
me remerciez pas. Vrai! c'est pour m'amuser
que jf vous ai reconduits chez vous. If
�Xlll
(
Le lendemain matin, il ne fallut que deux
heures pOUl' recevoir et meUre en place le
mobilier sommaire qui devait garnir le logement parisien des Franch et. Philibe rt s'employa autant que sa mère à mettre chaque objet
en bonne place; mais leur activité ne stimula
pas Reine qui s'était assise près d'une fenêtre
sur une malle, dès qu'on était arrivé à destination, et qui était restée là sans bouger, après
s'être plainte d'un gros mal de tête.
Quand on reste immobile, -r ien ne vous distrait de réfléchir; et Reine songeait à bien des
choses qui ne pouvaient guérir son malaise ...
Ah! comme elle était laide, la maison qu'on
allait habiter! vraime nt laide avec sa boutique
de charbo nnier toute noire, son allée sombre,
son escalier aux marches boueuses, ses paliers
�"':;~-
I~
,
~ .
· =-~
Do la maiso n, on voyai t uno pali ssallo ct la vo io ùu chem in do rel'.
18.
�'210
LA TEPPE AUX MEnLES
à quatre porlos, à travers lesquelles s'échappaient des bruits révélateurs des industries
exercées dans chacune des alvéoles de celte
ruche ouvrière : tictac de machines à coudre,
grincements de scies sur les pièces d'ivoire
débitées en morceaux, semelle battue par un
cordonnier, son mat et sourd des fers à repasser appuyés sur du linge.
C'était là (Ju'il faudrait vivre pourtant, et
quand on sc mettrait à la fenêtre pour respirer
un peu, on verrait en face une maison toute
pareille, avec ses guenilles de couleur pendues
en dehors pour sécher, et après elle, un terrain
vague clos de planches, ct le tournant de la
voie du chemin de fer de ceinture, où les trains
parcourent des lieues et des lieues sans s'éloi~
~ ' ner
de Paris, comme un animal tourne aulour
du cercle de la corde qui l'attache au piquet
sans jamais pouvoir le dépasser.
Ah t ces trains de chemin de fer! Reine se
promettait de ne jamais les regarder, de peur
de penser à celui qui pourrait la ramener à
Tournus, si l'on voulait bien, ... mais maman
ne voulait pas! Quel chagrin! Est-ce qu'on
n'aurait pas mieux fait de l'es leI' chez l'oncle
Pélrus? Est- ce qu'on allait vraiment mourir
de misère dans ce vilain Paris, comme
�LA TEPPE AUX MEIILES
2H
Mme Guinevet l'avait assuré à maman , lorsque
maman avait ' refusé de lui laisser Philib ert
comme garçon de service à l'hôlel ?. Eh bien!
si l'on devait mourir , il valait mieux que cc ne
fût pas long et s'en aUer bien vite comme le
pauvre papa ...
Reine rumina i t si profon démen t ces idées
décour ageant es qu'elle n'enten dit pas sa mère
et son frère parler d'elle à ses côlés, dès que
les porteu rs de meubles eurent disparu.
« Voilà ce qui me préoccupe plus que tout,
disait Mme Franch et; c'est le peu de raison de
la sœur. Ah! nos malhe urs sont trop forts pour
son âge.
- C'est vrai que son caractère a changé ,
répondit Philibe rt; mais elle dit que c'est plus
fort qu'elle, et qu'elle ne peut pas s'en empêc~lr.
- Il ne faut pas qu'elle reste aussi dolente,
reprit la veuve. C'est mauvais pour la santé.
Je vais renvoy er en commission pour la
secouer. ,1
La commission était facile : il s'agiss ait
d'aller achete r un boisseau de charbon chez
M. Balthazar, qui joigna it à son commerce le
tilre de concierge dont la fonction était rempli e
par sa femme dans l'arrièr e-bout ique, forman t
Ulle loge enfumée et graisse use.
�212
LA TEPPE AUX MERLES
Un vieux panier au bras, Reine descendit
furtivement les quaLre étages d'escalier qui
sépara ient leur logem ent du rez-de -chaus sée;
elle allait comme un peLi t chat qui sc sauve;
c'est qu'elle avait peur de tous ces inconn us
logés dans la maison et qu'elle pouvai t rencon trer. Reine se coula le long de la rampe et
se trouva presqu e aussitô t à l'entré e de la boutique de bois et charbo ns, où elle n'aperç ut personne. Quoiqu 'il ne fît pas bien clair dans ce
réduit encom bré aux murs et jusqu' au haut des
vitrine s, de sacs empilés et de rangée s de
bûches, elle se sentit assez en sûreté pour réfléchir à ce qui lui restait à faire.
Devait-elle appeler ou bien avance r jusqu' au
fond vers la porte vitrée, à travers les carrea ux
de laquelle se dessin aient le bonnet noir et la
grosse figure de la charbo nnière ? Après avoir
hésité, Reine sc décida pour le dernie r parti;
elle avança à tout petits pas, les yeux fixés sUl'
les vitres poussi éreuse s de la porte de commu nication, en cherch ant sa phrase de début avec
Mme Balthazar.
Tout à coup, ses pieds ne posère nt plus sur
le sol charbo nneux de la boutiq ue; son mouvement en avant la· jeta dans le vide et élie se
sentiL tomber dans un trou noir ... A quelle
�LA TEPPE AUX MERLES
2-13
profondeur? .. comme nt aurait- elle pu l'appré cier? sa. pauvre tête était éperdue d'épouvante.
Quand Reine rouvri t les yeux après avoir
j ct,é un grand cri au momen t de sa chule, et
Le charbonni er remonta Reine dans ses bras.
quand elle so trouva dans les bras d'un homm e
tout noir, elle pensa aux ogres des con les lOt
à leurs cavernes. Oh 1 quelle figure hideuse,
rendue encore plus féroce par le~
seuls points
clairs luisant dans tout ce noir : des dents
pointues et le blanc de ses yeux qui roulaie nt
leurs prunel les sous d'épais sourcils . Ce monstr e
parlait à travers son rire sauvag e; mais Reine
�214
LA TEPPE AUX MEHLES
ne compr it pas son langag e dont quel~
syllabes paraiss aient françaises, mais défigurées
par des che, des chi ct . des chou aussi ex.traordinaires que tout le resle.
Dès que son gosier fut capable d'artic uler un
son, Heine usa du seul moyen de défense des
faibles, et cc fut en vain qu'en gmvis sant
l'échelle de sa trappe ouvert e, maUre Baltha zar
essaya de calmer par ses protesl ations la petite
fille qu'il remon lait dans ses bras. Lorsqu 'il prit
le chemin de l'escal ier en resL:lll t chargé de son
fardeau, les cris poussé s par Heine firent s'ouvrir à chaque étage les portes de presqu e tous
les logem'e nts, et ce fut suivi d'un groupe de
curieu ses que le concie rge-ch arbonn ier déposa
la fille de la nouvel le locatai re sur le lit que
celle-ci disposait, sans croire l'étren ner sitôt et
si tristem ent.
Penda nt que Mme Franch et et Philibe rt soignaien t Reine qui s'était pâmée à force de crier,
les locatai res faisaient une scène au concièrge
à propos de cet accide nt; elles affirmaient, l'une
après l'aulre , avoir failli se casser les jambes
en tomban t dans cette trappe si souven t ouverL~
elles s'étaie nt plainte s vingt fois de ce danger ,
el inutile ment. Puisqu e Baltha zar ne vou lait
pas tenir compte de leurs réclam ations, elles
�LA TEPPE AUX MERLES
'Zif>
s'unissaient pour exiger de lui l'adresse du
propriétaire. Il s'ensuivit une litanie sur les
cheminées qui fumaient, sur la parcimonie ùu
gaz d'éclairage, sur l'infection de la cour où
s'emmagasinaient des lus de vieux os, de verres
cassés cL de boîtes à sardines vides. Chacune
des localaires ajoutait son mot au discours de
la blanchisseuse qui était l'orateur du groupe
et qui conclut en ces termes:
« Nous l'exigeons, l'adresse ùu propriétaire.
Où demeure-t-il, ce M. Caldesque? Quand
même ce serait un Auvergnat comme vous avec ce drôle de nom - ses locataires ont
bien le droit de le regarder en face et de lui
parler. »
Le père Balthazar, large d'épaules ct de mine
décidée, était de force à tenir tête à cetle demilouzaine de commères; mais sa préoccupation
était de savoie si la petite qu'il avait raLlrapée au vol, n'avait rien de disloqué dans ses
membres et jointures. Il restait penché versMme Franchet pendant que, prise de la même
cl'ainte que lui, elle HUait les bras ct les jambes
de Reine et s'assumit ainsi que l'enfant avait
eu plus de peur que de mal. Dès qu'il eut
acquis cetLe conviction rassurante, le père Balthazar se campa d'un air goguenard en face
�2f6
LA TEPPE AUX MEllLES
des voisine s pour leur dire avec son accent
auverg nat:
« M. Caldes que n'a pas envie de vous connaîtr.e. Les localai res qui se trouve nt mal logés
dans sa maison n'ont qu'à payer leur terme,
sans oublier les arriéré s, et à s'en aller ... En
parlan t de s'en aller, qu'est- ce que vous faites
ici, vous aulres? ))
Plusie urs des femmes s'étale nt 'd éjà esquivées dès l'allusi on faite par le concie rge aux
termes arriéré s; deux d'entre elles, la giletière et la blanch isseuse , restère nt pour offrir
leurs service s à leur nouvel le voisine.
Dès que le père Baltha zar eut disparu , elles
firent à Mme Franch et la chroni que de la
maison et dirent beauco up de mal de l'Auve rgnat eL de sa femme ; elles vantèr ent l'élan de
sensibilité qui les avait fait accour ir toutes, à
l'excep tion de la plus proche voisine des nouveaux venus, une fleuriste qui ne fréquentait person ne de la maison , pour singer la
dame.
Reine eut la fièvre toute la nuit; le lendemain, sa figure était si altérée que Mme Fran
chet voulut faire appele r un médec in, malgr
ravis de ses voisines qui lui parlaie nt d'envo yer
sa mIe à l'hôpit al. Rien que ce mot fit frémir
�217
LA TEPPE AUX MEn LES
la veuve e; son fils. On dépenserait tout l'argent qui restait plutôt que de se séparer.
Le médecin rléc1ara que la malade était
atteinLe d'une fièvre muqueuse due au changement de climat, d'habitudes, et au chagrin; la
chute de la veille n'avait pas causé ceLLe crise
qui devait se préparer depuis quelque temps;
elle l'avait seulement fait aboutir plus tôt.
Quelles h-isLes 'journées, quelles nuits encore
plus cruelles Madeleine FrancheL passa au
chevet de sa fille l Loin d'être secourables, les
voisines devenaient imporLunes par leurs visiLes
et leurs emprunts indiscrets de menus objets de
ménage, qu'elles oubliaient de reslituer.
Celui de tous les habitanLs de la maison qui
entrait le mieux dans la situation des nouveaux
locaLaires, c'était encore le père Balthazar,
malgré son obstination à soutenir qu'une g1'oche
chottpe attx choux vaudmit mieux à la pitchote
que les d1'ogues des médechins.
Il parlait à la veuve des divers moyens de
gagner sa vie dont elle pourrait faire usage dès
que sa fille serait guérie; il lui promeLLait de
la recommander dans le quarLier, et cc fut lui
qui procura aux provinciaux leurs premiers
gains parisiens, par une offre qu'il fit à Philibert.
TEPPE AUX MERLES.
19
�218
LA TEPPE AUX MERLES
Ces gains- là étalent minim es en comparaison
de la peine qu'ils payaient, car il s'agiss ait de
traîner plusieurs fois par jour une voiture il
: verre cassé, os,
bras pleine des divers d~lritus
débris de zinc et autres ferrailles dont ]e père
Baltba zar faisait commerce, oulre son débit au
délail de bois et charbo ns . C'était le poste d'un
compatriote qui lui avait servi d'aide depuis
trois ans que le père Baltha zar offrait à Philibert. Celui-ci accepta comme un bienfait la
proposition du charbo nnier.
C'élait plus dur qu'il ne semblait de parcourir les chaussées passag ères en se garan t
des gros omnibus, des fringan ts équi paS'es de
maîtres, des lourds camions qui peuven t renverser dix fois par heure une frêle voiture Il.
bras guidée par un jeune garçon de treize ans.
C'étall humili ant aussi d'aller recueil lir çà et là
les débris pesés ct payés d'avan ce par le père
Ballha zar et de subir les rebuffades, les plaisanteri es sur le genre de ses march andise s que
Philib ert récolta it souven t.
Quand il rappor tait quelques pièces blanch es
d. !';.l mère, il ne se souven ait plus de sa fatigue.
Bien sûr, il ne compta it pas contin uer ce métier
fJui n'occu pait que ses jambes et ses bras; mais
Lant que [teine était malade et qu'on ne pou-
�LA TEPPE AUX MERLES
219
vait chercher mieux, il s'estimait conlent de
pouvoir gagner quelques sous .
L'usure rapide de ses souliers l'inqui était
cependant; un jour qu'il en faisait la réflexion
au père Balthazar, celui-ci prit celle observation comme un reproche du chilTre minime
alloué aux services de son aide el il lui dit :
« Voilà bien la jeunesse d'aujourd'hui! Moi,
j'ai trimé cinq ans avanl de gagner aulanl que
loi, et ça ne m'a pas empêché d'arriver où j 'en
suis arrivé. »
Philibert eut peine à s'empêcher de rire de
l'emphase avec laquelle le père Balthazar se
vantait de sa siluation . Il y avail de quoi vraimenl! Vivoter grâce à deux méliers dont l'un
noircissait le visage el dont l'aulre consistait ù.
collectionner des rebuts, cela ne pouvait s'appeler êlre parvenu à quelque chose de bon.
Pourtant Philibert finit par s'apercevoir que les
métiers les plus humbles fournissent parfois
des ressources qu'on ne soupçonnerait pas.
Celle idée lui vint le jour où le père Balthazar
l'emmena pour la première fois à ce qu'il nom·
mait son entrepôt.
C'était un vaste terrain à moitié couvort de
hangars et situé sur le revers de Montmartre.
li se trouyait là de yérilables collines de verre
�220
LA 'FEPPE AUX MERLES
miettes, des amas d'ault'es déchels de quoi
charger plus de cent camions, en un mot, un
amoncellement de ces bizarres marchandises
que Philibert n'avait vues et transportées jusque-là qu'en volume médiocre. Ainsi rassemblés, ces objets représentaient un commerce
plus vaste et plus productif que l'apparence
journalière ne le témoignait, et l'imagination
du.i eune aide se mit à travailler.
« C'est à vous, cet endroit fermé de murs?
demanda-t-il au père BalLhazar.
- Tiens 1 puisque j'en ai la clé dans ma
poche, répond it celui-ci d'un ton jovial.
- Alors, il fauL que vous gagniez gros pour
ne pas louer à d'autres ce terrain qui vaut de
l'argent. »
Les yeux du père Balthazar se mirent à
rouler de droite à gauche dans sa face charbonnée, tandis que ses sourcils s'élevaient en
ridant son front; la bouche ouverte, l'air penaud, il pai'aissait confond u par la remarque
de son employé.
« Petit rusé, lui dit-il enfin, tu sais donc raisonner et calculer, toi? Cc n'est pas comme le
pays que tu remplaces; il n'avait jamais vu
plus loin que son écuelle de soupe ... et c'élait
bien commode. »
~n
�L'ontropOt du pOr o Balthazar.
19.
�222
LA TEPPE AUX MEnLES
Malgré ce regrel, le père Balthazar prit so(,
aide en plus haute eslime quand, à la suile de
queslions insidieuses pour savoir où Philibe rt
avait gagné tant d'esprit, il finit par com~
prendr e que le jeune garçon avait conquis son
cerlificat d'études.
« Ainsi, lui diL-il avec une surpris e où il
entrait un peu d'adtniration, tu es capable de
lire une leltre ùe n'impo rte quelle écrilure?
- Pourvu qu'elle soit écrite en français, dit
Philiber·l.
- En quoi donc d'autre ? El tu saurais aussi
écrire un papier d'affaires, comme qui dirait des
quiltances de loyer, par exemple?
- Mais oui; ce n'est pas malin
- Et des lellres où l'on te dirait ce qu'il faut
couche r par écrit sur le papier?
- Bien sûr.
- C'est que, vois-tu, je n'ai jamais le temps
d'écrir e et mes yeux sont faibles à lire la lettre
moulée. Voilà pourquoi j e payais quelque chose
ù. un camarade pour tenir la plume ù. ma place;
mais il loge loin depuis le dernie r terme, et si tu
étais capable de le rempla cer ... Nous penserons à ça. »
Ils reprire nt tous deux le chemin de la
maison, l'Auve rgnat dans \ les branca rds de la
�LA 'l'EPPE AUX MEHLES
223
carriole vide, Philibert à côté. Le père Balthazar
restait enfoncé dans des réflexions qui ne l'empêchaient pas de s arrêter quand, dans les rues
pauvrement habitées qu'ils parcouraient, il
apercevait dans le ruisseau qu au bord d'un
troltoir quelque épave du genre de sa collection; il s'en emparait et le jetait dans la voilure. A la quatrième de ces trouvailles, il surpril un air de moquerie sur la figure de son
a.ide; il ne s'en olTensa point, mais il rendilla
pareille à Philibert en lui disant :
« Si tu méprises les pelils gains, tu n'en feras
jamais de gros. Un million, ce n'est que beaucoup de centimes ramassés l'un près de l'autre.
'fâche de ne pas devenir Parisien. Ce qui se
perd à Paris sans profiter à personne, ce n'est
pas croyable; les plus pauvres y sont les plus
dépensiers . »
Le père Balthazar exposa sur ce point une
théorie que nul autre jeune garçon que Philibert n'aurait écoulée; mais celui-ci s'inléressait
à apprendre comment la richesse se crée peu à
peu, et il se promit de tenir compte de l'expérience de l'Auvergnat.
Ce dernier ajoutait cependant moins d'imporlance à son exhortation qu'ù l'enquête ù
faire au sujel de la capacité réelle de son aide
�224
LA TEPPE AUX ~ŒRLES
comme fulur sec.rétaire; après s'être creusé la
tête pour trouver le moyen de juger lui-même
le savoir de Philibert, il s'arrêta tout à coup et
demanda au jeune garçon:
« Es-tu assez savant pour me nommer les
villes par où l'on passe pour aller d'ici droit à
Rome? »
Philibert prit celle queslion pour une plaisanlerie; quand il vit l'Auvergnat sérieux, il
se soumit à cette épreuve, approuvé d'un signe
de têle de son examinateur à mesure qu'il
nommait les stations françaises de ce voyage
vers la capilale de l'Italie; mais quand il traversa les Alpes et conlinua son énumération
en nommant les villes italiennes, le père Balthazar répliqua d'un ton de juge mécontent:
« Connais pas . Ce n'est pas du toul ça.
- Pardon, c'est cela, insista Philibert, à
moins qu'on ne préfère s'embarquer à Marseille
pour gagner Rome par mer.
:..-. A la bonne heure! dit l'Auvergnat dont la
large face s'égaya d'un sourire à lèvres relrousées. Tu viendras ce soir à la loge el, pour commencer, tu m'écriras une belle leUre à mon
1
neveu, qui est ù Rome depuis six mois. »
Philiberl se demanda si le commerce du verre
cassé élait international, el si le neveu du père
�LA T!'PPE AUX MltRLES
225
Balthazar représenlait celui-ci en Italie. Il n'en
était rien; mais comme il avait promis à son
palron la discrélion la plus absolue au sujet des
lettres dont la rédaclion lui étail payée trois
sous pièce, il ne demanda même point à sa
mère en quoi consistait ce métier d'architecte
que le neveu de l'Auvergnat exerçait dans une
maison appelée villa Médicis. Mais. au bout
d'une quinzaine, il finit pal' comprendre que le
père Balthazar et sa femme, si forls pour calculer de tête, n'avaient jamais pén6lré les mystères do l'alphabet.
�XIV
Un des derniers soirs du mois de juin, Philibert sc préparait à descendre pour aller remplir ses fonclions de secrélaire. Il se senlail le
cœur moins scrré qu'il ne l'avail eu depuis
qu'on habilait celle maison déplaisanle par
l'assemblage des pauvrelés de toule sorte réunies sous son loit.
Ces d6goùts l'aLIectaient moins ce soir-là où
Reine avait pds part pour la première fois au
modeste souper des siens. On avait égayé l'exiguïl6 du menu par une bonne causerie il. lrOlS.
On avait pu faire des projels d'occupalion lucrative, puisque maman élait relevée de son
posle d'infirmière ct qu'il ne reslail plus à
Reine d'autres marques de sa maladie que des
joues pâles et des jambes allongées au bas de
sa jupe de robe devenue trop courle.
�LA TEPPE AUX MEULES
'2'27
Comme il l'efermait la porte de leur logement, il aperçut devant lui, sur le palier assombri par le crépuscule, une ombre fluette qui le
frôla en passant.
« Pardon, mon pelit ami », lui dit une voix
douce.
n répondit après avoir salué: « Il n'y a pas
de quoi, madame. »
Il aurait volontiers ajouté que c'était plutôt
sa faute à lui ùe s'être jeté en étourdi contre
10 panier passé au bras de la voisine; mais il
s'en abstint, sachant que celle-ci ne s'arrêtait
jamais pour l'échange d'une conversation. En
efTot, après son excuse, elle descendit l'escalier aussi vite que le lui permellait l'obscurité
où la parcimonie du propriétaire réduisait les
passages communs de la maison.
Philibert aurait aimé poudant dire à la
fleuriste que le chant de ses serins en cage
avait été 10 seul amusement de Reine pendant
sa maladio ; il lui savait gré aussi do ne pas
ressembler aux commères qui, après avoir
épuisé la collecte faite à la gare eL destinée par
Mme Franchet à des charilés, avaient appris
aux provinciaux à se défier de la fausse misère, c'e~l-àdir
des suites du désordre et de
la paresse.
�228
LA TEPPE AUX MEHLES
Ils seraient désormais comme la fleuriste,
eux aussi; prêts à rendre service sans perdre
leur temps à voisiner. Ce fut en se posant ces
règles de conduite que Philibert entra dans la
loge enfumée et se plaça dans le coin, hors de
la vue des allants et venants, où le père Baltbazar installait son secrétaire devant une table
graisseuse éclairée par un lumignon à pétrole.
Il s'agissait ce soir-là de préparer les quittances de la maison pour le 8 juillet. On les
faisait d'avance pour avoir le temps de les
envoyer à la signature du propriétaire, ce
M. Caldesque si intraitable au sujet des réparations el des retards de payement, et qui se refusait à recevoir ses localaires. Assis en face de
Philibert, le père Balthazar lui dictait avec une
mémoire infaillible les noms et les sommes à
inscrire sur les formules impl,jmées achetées
chez le papetier. Leur table était placée près
de la fenêtre de la loge sur la cour, aussi
éloignée que possible de la porte vilrée de l'allée
sur laquelle Mm') Baltbazar veillait en tricotant.
Tout à coup , la porte de la loge s'ouvrit
largement, et une voix dont le timbre clair et
gai frappa Philibert demanda à la concierge ;
« Marne Balthazar, ma tanle vous a-t-elle
laissé sa clé?
�229
LA TEPPE AUX MERLRS
1
- Je n'ai pas la clé, répondit la chal'bonuiere. J'ai vu passer ta tante avec son panier
à provisions. Tu peux l'attendre en faisant les
cent pas .
• Je préseDte mes re apect. il. n olro
ceD
c ier
g~
-pr
o pri é
t . irc
-
.•
VoiHt comment vous m'o{1'rcz l'hospitalité
de votre salon! Le noir et le blanc sont irréconciliables, donc? Moi qui aurais Lant aimé
un petit brin de causetLe avec le bon cher papa
Balthazar. »
Ce dernier se trouva sans doute offensé de
celle familiarité, car il se dil'igea vers la porte
de la loge pour répliquer au neveu de sa. locataire:
« Vilain singe! - Il prononçait chinge ct
20
�230
LA TEPPE AUX MERLES
la colère le fai sait bégaye r et bredou iller. -M'appeler son papa! J'aurai s honte de l'êlre.
EITronté! moin eau parisie n !. .. Ça vous mange rait dans les mains ...
- Oh! non! protes ta l'autre , non, quoiqu e
le charbo n soit sain à l'estom ac , à ce qu'on
dit.
- Si tu te permet s encore de m'insu lter,
r eprit le co ncierge en levant une main aussi
large qu'un ba ttoir, je te tirerai les oreilles
jusqu'à ce qu'elle s soient aussi rou ges ...
- Vous voulez dire noires, r eprit la voix
cl a ire. Bon 1 puisqu e vous tenez à votre
« qu ant à so i » je ne vous parlera i plus qu'en
vous donna nt les qualités qui vous appart iennent. J e me retire en présen tant mes respec ts
à notre concie rge-pr opriéta ire, 1\'1. Baltha za r
Caldesque. »
Ce nom eu t l'effet d'un coup de foudre tombant à cô té du couple auverg nat. L'hom me recuLa d'un pas, les main s de la femme laissèr ent
échapp er le tri cot en train. Quant au troisièm e
acteur de ceLLe scène, il s'éloig nait en rempli ssant l'allée de ses éclats de rire.
Aussit ôt remis de sa stupéfa clion, le charbo nnier oul avec sa femme un colloque en pal ois,
puis il dispar ut pondan t (luelqu es minute s . A
�LA TEPPE AUX MEn LES
231
son relour, sa figure avait repris son calme et
il essaya de persuader à son secrétaire que lout
cela n'était qu'une invention du chinge pour le
faire enrager.
Au fond, cela importait peu à Philibert. Ce
qui le préoccupai l, c'était de terminer vile
la rédaction des quittances pour aller voir si
le siffleur qui défilait dans la rue une succession d'airs guillerets, ct qu'il soupçonnail
d'êlre le chinge déLeslé par le concierge, ne
serait poinl aussi leur ami du parc Monceau,
ce Jules Friquet dont il n'avait oub lié ni le
nom ni la serviabililé.
C'élait bien lui, dans son uniforme proprel,
avec sa loque blanche posée de côté sur ses
cheveux frisés, avec son nez en l'air qui pointait si drôlement dans sa figure muline, el sa
même façon d'utiliser ses loisirs en sifflant
comme un merle les refrains en vogue.
Philibert se précipita à sa rencontre, mais ful
pris d'une telle timidité au momenl de l'aborder qu'il se serait laissé croiser sans rien dire
si Jules Friquel ne s'éLait arrêlé lout à coup:
« Tiens! le petit rural! s'écria-l-il en tendant la main à Philibert. Comment va? Hein 1
je t'avais bien dit que nous nous relrouverions.
A quel numéro de la ruo perches-tu?
�232
LA TEPPE AUX MEn LES
- Chez M. Caldesque, répondit Philibert en
éclalanl de rire, ù. qui tu viens si bien de
repl'ochel' d'êLre son propre concierge . .
- D'où sais-lu cela?
- J'élais dans la loge.
- Ah! nous sommes le 30 juin. Gageons
que tu lui écrivais ses quittances ..J'ai fait deux
fois ce mélier, et j'aurais tant voulu ' yo ir
quand il les signe . Il parait que c'esl plus
dur pour lui que de décharger une charrelle
de bois. Une idée! Glissons-nous dans la cour.
Par sa fenêtre, nous le verrons peut-êlre à la
besogne.
- Puisqu'il ne sait pas lire, il ne peul pas
éCl'ire, objecta Philibert.
- Si, on a fini par lui apprendre à former
les leUres de son nom. Je sais cela el Lonle son
hisLoire par une de ses cousines qui s'en est
reloul'née en Auvel'gne parce que le père Balthazar la faisait lrimer sans lui payer sa peine.
Malgré son avarice, il a Lellement peul' qu'on
le connaisse dans sa maison pour le propt'Ïélaire qu'il esl venu me proposer cinq francs
pour clouet, ma langue. Ah 1 bien, je me suis
fâché. En voilà un Auvergnat pour croire que
loul s'achèle. Puis, j'ai eu peur de faire donner
congé à tanle Amélie; je lui ai pl'Omis, au
�LA TEPPE AUX MEHLES
233
vieux, de ne plus lui faire cette badine rie;
mais je ne lui ai pas dit que je me privera is
ùu plaisir d'épier comme nt il fait au-dessous
de sa signat ure ce paraph e en 8 couché en
travers dont il souligne le beau nom de Caldesque. Allons-y voir. »
C'était en elTet un tabléau curieu x que celui
du père Balthazar assis devant la table à écrire
et tenant pénibl ement entre ses gros doigts le
porte-p lume qui s'élevaiL et s'abais sait sur le
papier par coups saccadés eL maladroits. Le
nez contre la viLre de la fenêtre, les deux '
jeunes gal'çons se pinçaie nt les lèvres pour ne
pas éclaLer; la tentati on devint trop forle
lorsqu e le calligr aphe eut en elTet tracé sous
les leUres en chevêLrées et chevau chante s de
son nom la forme d'un 8 couché ct orné d'un
panach e en travers. Philib ert prit sa course
pour s'en aller rire à l'aise dans l'escalier. Quant à Jules Frique l, son espièglerie
,n'aura it pas été complèle pour lui si, avant de
rejoind re son camara de, il n'avait tapé un
coup sur la vitre du bout de ses doigts en
faisceau pour prouve r au père BalLhazar que
ses talents calligl'aphiques avaien t eu des
admiraI eurs.
Tous deux s'éloulTaient de rire sur le pre20.
�234
LA 'l'EPPE AUX MEnLI:S
mier palier de l'escalier, quand un pas léger se
fit enlendre sur les marches.
« On s'amuse par ici, dit une voix douce.
Est ce que ce ne serait pas mon garnement?
- Oui, tante Amélie, répondit Jules l<'riquet;
c)est moi, avec un de mes enfants perdus
du parc Monceau dont je vous ai raconté
l'hisloire. Ce sont vos voisins de droite, vous
savez. »
Une demi-heure plus lard, Mlle Amélie Friquel démenlait l'accusalion de fierté portée
conLre eUe par les commères de la maison,
en venanl inviter Mme Franchet ct ses enfanls
ft passcl' une heure chez elle pendanl la visile
de son neveu.
e'était lrès gentil, le logement de lanLe
Amélie, avec toule sorLe de petits bibelols
pas coûtcux, mais amusants ft regarder: des
ch rOIllOS aux murs, des tasses cl des coquillages
sur lu commode, des rideaux en perse ft ramages au lont pelilliL de l'alcôve; Mlle Amélie
éLait 'le-m(~
si vive ft faire les bonneul's de
chez elle qu'on l'aurait crue toule jeune sans
la faligue de ses yeux cernés cl quelques rides
à son l'l'on LCe qui inléressa Reine encore plus que ]a
cage aux oiseaux dont le chant avait élé sa
�LA TEPPE AUX MEnLES
235
seule distraction pendant sa maladie, ce fut
la table de travail de la fleuriste.
« Oh! maman, s'écria-t-elle, des fleurs en
portrait! Comme elles sont bien imitées. On
irait les senlir pour un peu. »
Dès ce premier soir, la famille Franchet
conquit la sympathie de la fleurisle. Bientôt
les deux femmes entrèrent en confiance ct se
raconlèrent muluellement leur histoire. Celle de
Mlle Amélie était bien simple. Reslée orpheline
avec un frère cadet, elle avait passé avec lui
des Lemps trop durs pour songer à se marier
pendant que celui-ci avait besoin pour vivre
des gains de son aînée, et c'éLait heureux pour
celle-ci do ne pas avoir pris ensuite de charge
do famille, puisque son frère et sa belle-sl1!u t·
élaient morts du choléra, après quatre ans de
mariage, en lui laissant à élevor ce « garnelllent. »
Mlle Amélie avait une façon à elle de prononcer ce mot qui serait une injure si on le
disait on colère. Il y avait bien un pou de dépit
contre l'étourderie de Jules dans le ton de
tanle Amélie lorsqu'eUo articulait ce mol;
mais il y avait en même temps beaucoup do
lendresso dans le sourire qui l'accompagnait.
Bienlôt les voisines passèrent ensemble
�236
LA TEPPE AUX MERLES
Lou Les leurs soirées. On n'allumait ainsi qu'une
lampe eL l'on travaillait ensemble. Mlle Amélie,
ancienne dans le quartier, avait trouvé de
l'occupation pour Mme Franchet; celle-ci
s'employait touLe la journée, chez une teinturière du voisinage, à ces détails de dégraissage
et de repassage qui peuvent s'opérer sans
coùter un envoi à une grande usine de teinturerie. Ce poste n'était pas très lucratif, mais
l'ouvrage ne chômait jamais. Quant à Philibert, en attendant mieux, il servait de garçon
à un marchand d'œufs et de beurre au marché
de la rue des Moines.
Il était Lrop tard dans l'éLé pOUl' mettre
Reine à l'école; elle restait à la maison, s' occupail du ménage, apprenait une leçon par cœur,
écrivait une page de devoirs; le resLe du temps,
elle allait chez Mlle Amélie, qui lui faisait bon
accueil eL l'amusait en chanLant de jolies
romances. Elle en savait, elle en savait! et de
jolies hisLoires aussi; mais ce qui aLLÎl'ait surtouL Roine, c'était la LabIe à ouvrage, eL la vue
du miracle d'habilelé qui fai.saiL sortir des
mains de Mlle Amélie de vraies fleul's après
un assemblage de laiton, de papier, de bouts de
soie ou de batiste ct de III piqueLés de grains
de semoule jaune. Voilà ce que Reine admi-
�Phil ibort et Jul os l"riquot chu cllOtlli ent à voix basse.
�238
LA 'l'EPPE AUX MEnLES
rail et ce qu'elle aurait tant souhaité taIre.
Mlle Amélie l'encourageait à. essayer. Reine
pliait ses petils doigts aux manœuvres élémentaires du métier de fleuriste; elle roulait des
bandes étroites de papier vert sur des tiges
en laiton; elle s'exerçait à gauŒrer les pétales
de rebut, el maniait les pinces avec la gaucherie d'une apprentie; malgré cela, Mlle Amélie lui trouvait des dispositions et Reine était
très fière de connaître sa VOle d'avenir, tandis
que son frère ne démêlait pas encore la
sienne.
Philibert en effet ne mordait pas mieux au
commerce qu'à la ressource d'employé aux
transpol'ts chez le père Balthazal'. Ce n'était
point paresse chez lui, au contraire; il trouvait
qu'allendre les pratiques derrière un étal,
c'était un métier de fainéant. Ses bms s'ennuyaient de ne pas avoir à. peiner; son patron
était pourtant satisfait de lui; quant à lui, il
aurait préféré un autre emploi. Lequel? Voilà
cc qu'il no disai t point.
Mlle Amélie, le pèl'C Balthazar lui-même,
s'ingénièrent à proposer à Philibert divers
étals dont il aUl'ait pu faire l'apprentissage
L1ans le quartier; il leur tt'Ouvail tL tous des
c Jlés déplaisurts, et, quand on le queslionnait
�LA TEPPE AUX MEn LES
239
sur ce qu'il aimerait à faire, il ne savait quoi
répondre.
Il se II.ontrait pluo expansif dans ses tête-àtête avec Jules Friquet.
Lorsque les deux familles étaient réunies, les
deux jeunes garçons s'isolaient parfois hors
du rayon de la lampe qui rapprochait les femmes, occupées à quelque ouvrage de main, et
ils chuchotaient avec animation.
« Entendez-les jaser! disait tante Amélie à
Mme Franchet. Que peuvent-ils avoir tant il se
dire? ))
Ce qu'ils avaient à se dire? Mais la matière
était inépuisable. C'était l'avenir qu'ils envisageaient l'un et l'autre et qu'ils se dépeignaient mutuellement avec les riantes couleurs
de l'espérance. Philibert était certain que Jules
Friquet remplirait son programme particulier.
Qu'avait-il d'extraordinaire? Le pô.tissier en
réputation chez lequel Jules s'initiait à l'art de
Carême n'avait-il pas acquis, dans dix ans
passés comme cbef de cuisine chez un des
membres de la famille royale en Angleterre, la
somme nécessaire à la fondation de son établissement parisien? Pourquoi Jules Fl'iquet
n'aurait-il pas le mème succès en suivant une
voie analogue? Tous deux voyaient déjà le
�240
LA TEPPE AUX MEhLES
magasin resplendissant de glaces et do dorures
où tanle Amélie lrônerait au comptoir, la tète
ornée d'un bonnet à rubans roses. Le nombre
des cuivres de l'officine, l'emplacement du
magasin, l'enseigne, les peintures des panneaux ct du plafond variaient souvent, mais le
bonnet à n:bans roses restait inamovible sur Ja
tête de la dame du comptoir, bien 'que celle-ci
n'eùt jamais été consulLéo . Toul cela faisait si
peu l'ombre d'un doute pour Jules Friquet qu'il
essayait d'attraper des bribes d'anglais, son
patron ayant coutume de mélanger les deux
langues dans ses instructions à ses élèves .
Mais le rêve de Philibert - car lui-même
n'osait pas le qualifier de projet - était-ce
sensé d'en parler si souvent, d'y réOéchir sans
cesse? Le bon sens pratique du Parisien s'y
serait refusé; mais son bon cœur lui défendait
d'affiigûl' son ami en lui démontmnt que l'idée
de revoir un jour la Teppe aux medes élait une
illusion; combien plus la folle espérance de racheter ce domaine perdu 1 D'où tirerait-on la
somme nécessaire? Philibert ne trouverait jamais un métiel' assez lucratif pour l'amasser
des économies assez fodes, 11 moins que le père
Balthazar ne lui apprît le secret de faim forlune.
�Dans son r èvo, Phili bol't voyai t ]a T oppe aux mo ri os.
21
�242
LA TEPPE AUX MERLES
Les Auvergnals ont le don de lirer quelque
chose de rien, et ce don ne se communique
point. Il y avait pourtant une idée encourageante pom Philibert dans ce que Jules lui
apprit au sujet des Caldesque. Ils étaient
deux frères: l'aîné maçon de son état, et l'aigle de sa famille, car il savait lire, écrire et
compter. Celui-là était venu le premier à
Paris, et après avoir manié la brouette pour
le comple d'aulrui, il avait commandé à son
tour des brigades d'ouvriers, puis b~Ui
sur ses
propres terrains . Son fils ainé avait étudié
l'architeclure et gagné un prix du gouvernement pour aIle!' il Rome finir ses éludes, ce
qui était un grand lionnem pour sa famille.
L'autre Caldesque, le cadet, le père Balthazar,
adorait ce neveu, et c'était pour lui laisser
presque aulant de biens que l'héritage palernel qu'il continuait sa routine de bricolage et
de commerce au détail; c'était son orgueil, il
lui, d'avoir amassé presque aulant que son
ainé, avec moins de moyens d'instruction.
« Son secret, disait Philibel't à Jules, c'esl
l'épargne, l'épargne du moindre fétu, et son
histoire me sel'vira de leçon. »
Pour trouver ainsi de la douceur dans de
nouvelles amitiés, les Franchet n'abandon-
�LA TEPPE AUX MERLES
Jj
2~3
naient pas le souvenir des amitiés anClennes . Très souvent , Philibe rt avait souhaité des
nouvelles de l'oncle Pélrus et des cousines;
Reine elle-même avait eu envie, après sa maladie, d'écrire à Rosalie pour lui raconter ses
bons el ses mauvais débuts à . Paris; mais
l\1~e
Franch et avait opposé un refus formel au
désir de ses enfants .
« ~e
jour de notre arrivée, j'ai écrit à l'oncle
Pétrus , dit-elle à Philibe rt. Je ne veux pas l'inquiéte r à notre sujet en lui apprenant que la
place sur laquelle nous complions nous a manqué . Nous leur écrirons à tous pour le jour de
l'an qui vient. n'ici là, peut-être serons-nous
plus heureu x, ou du moins mieux habitués à
notre sort. )1
�xv
L'6lé se passa ainsi, et rien ne fut changé
dans l'existence des Franchet jusqu'au 1 0r janvier suivant, sauf que Reine suivit les classes
de l'école communale à partir de la rentrée.
A mesure que le 10r janvier approchait,
Philibert et Reine avaient des conciliabules
secrets au sujet de la surprise que chacun
d'eux comptait offrir à maman pour inaugurer
l'année. Philibert amassait les sous qu'il recevait du père nalLhazar en échange des soirées
passées à lui servir de secl'étaire. Cele. ferait
une petite somme qu'il offrirait il. maman.
Quant à Roine, outre le joli compliment en
vers qu'elle apprenait à l'école, elle·terminailtout d€: ses propres mains, rion qu'aidée des
consoils de Mlle Amélie - un bouquet de
bluets, de coquelicots el de boutons d'or avec
�LA TEPPE AUX
24.5
~ŒnLES
une houppe d'herb es folles au milieu . Maman
le placera it sans doute sous le seul cadre accroché aux murs de la meille ure chamb re : une
pelite photog raphie du pauvre cher papa qui
tenait la place d'une glace au-des sus de la cheminée.
Telles élaient les surpris es préméd itées dans
l'intéri eur de la famille Franch et. Elle en
out d'autre s, plus imprév ues et venant du
dehors .
D'abor d, ]e 31 décembre, on reçut une leUre
de l'oncle Pétrus , où l'amiti é se montra it à
travers des plainte s du long silence gardé par
les expatriés. Ceux-ci lui avaien t écrit le jour
de NOël, ainsi qu'au docleur Roisel. Un poslscrjptu m ajouté pal' la cousine Ursule annonçait un petit colis envoyé par les parent s de
Tournu s, afin que les Franch et eussen t pour
leur dîner du jour de l'an des mets ae leur pays
et en erret, le malin du 10r j anvler , un facleur
de chemin de fer apport a une grande bourric he
dont l'ouver ture fil pousse r des exclamrùioll'l
aux deux enfants. Quoi! une volaille de Bres::;(\
un carré de lard, deux saucissons, et des fromages de chèvre secs! ...
« Maman, nous inviter ons tan le Amélie ,
n'ost-cc pas? )) s'écria Heine.
21.
�246
LA TEPPE AUX MEn LES
C'était bien l'inlenlion de maman, mais elle
ne répondit 'lue par un-signe de tête.
Plus Lard dans la journée, Madeleine Franchet était assise près de la cheminée où brùlai L
un tout petit feu de coke. En attendant l'heuro
de préparer le dîner auquel les Friquet devaien t
prendre part, elle tricotait en regardant avec
mélancolie la photographie parée de fleurs.
Philibert et Reine, postés derrière les vitres de
la fenêtre, exploraient la rue du regard pour
guelter l'arrivée de Jules, qui devait avoir sa
liberté ce jour-là, car il avait monté en grade
et ne courait plus les rucs, corbeille sur la têLe
et seau ù glaces à la main.
Rei ne se tourna lout à coup vers le fond de
la chambre pour dire il sa mère:
« Si lu voyais, maman, la belle voiture qui
s'arrêle à la porle 1 Et voilà qu'il sort de la voiture une belle dame tout en soie el en velours ... Viens donc.
- Regarde, puisque cela t'amuse, répondit
Mme Franchet, mais cela ne vaut pas la peine
de me déranger. Ce n'est point pour nous que
des gens riches peuvent venir dans notre pauvre rue. »
Deux petits coups frappés à la porle des
Franchet el le bruissement d'étoiTes soyeuses
�LA TRPPH AUX liRULZS
dans l'élroit c() uloir d'enlrée, lorsque Philib.e rt
eul ouverl ln porle, montrèrent à la veuve que
la visile éla il pOUl' elle.
« Si Lu voyais, maman, la belle voilure qui s'urrë lu a ln p Ul'lu :
»
Celle helle jeu ne dame se présenla e n so urianl , el ellc lendil les deux mains ù Madele in e
Franchet avan t de lui dil'e :
« Mo n devoir esl de venir VO li S sO l/ll ai ler
une meilleure année que cell e que vous vOliez
de passer si tristemenl pal' ma faule . Si VO li S
me voyez se ul eme nt aujourd'hui, c'est que je
n 'ai votre ad resse que de cc malin. »
Après ce lle excuse, Mme L eray voulut savoir
commenlles provinciaux aYaient suh s isté; elle
eut un mot aimable pour chacun des en fants
qu 'olle inlerrogoa sur leurs occupations. EUe
�248
LA TEPPE AUX MEn LES
paraissait guetter chaque réponse qu'on lui faisait pOUl; en tirer des conséquences, el elle
demanda à la veuve si elle se cl'Oyait capable
d'exercer un aulre mélier que celui qui occupait ses journées.
« Je ne sais pas, répondit Mme Franchet;
mais celui-là m'est commode, parce que j'y
suis devenue assez habile. »
Mme Leray voulut savoir aussi de Philibert
s'il se senlait du goût pour le commerce dont
il faisait l'apprentissage.
« Oh! pas du tout, madame, s'écria Philibert : c'est autre chose que je voudrais faire;
mais il n'y a pas moyen,
.
- El pourquoi? qu'est-ce donc?
- Je n'ai de goùt que pour le travail de la
terre, reprit-il; tout le l'este, je Je ferai parce
qu'il le faul, mais je n'en ai pas l'idée en
dedans de moi, Ah! si je pouvais apprendre à
être jardinier dans un parc comme 10 parc
Monceau, par exemple, je serais si content!." »
Après leur avoir adressé à tous lrois une
foule d'autres questions, Mme Leray se leva.
« Ecoulez, dit-elle, je ne vous fais pas de
promesse - mon mari qui m'altencl en bas dans
la voiture, mon mari m'a défelldu de V011S
promettre quoi que ce soil. - Il prétend que
�LA TEPPE AUX MERLES
249
cela VO U S ôLOl'ait confiance, el c'est lui qui veut
décider ce que nous devons faire pour vous . »
Mme Franchet voulut prolesl.p.l" par délicatesse .
cc Ne
parlez point, continua vivement
Mme Leray, votre juste fierté n'a pas sujet de
s'offense!'. Il s'agit de réparer le tort que nous
vous avons fait, et pour cela, nous devons vous
aidel' à arranger vos aO'ai!'es. C'est un dev'oir
pour moi, si je ne veux pas me brouiller avec
Mme Iloise], et vous pouvez compter ... » Elle
s'arrêta ct sc mit à rire; « Adieu, l'eprit-elle, il
est temps que je m'en aille pour ne pas retombol' dans mon vieux péché de promettre en
l'ail'. Adieu 1. .. »
Quelques minutes plus tard, l'équipage de
maître qui avait causé l'ébahissement du quartier parlait d'un trot relevé vers des parages
plus dignes de son élégance; son passage rapide
ct presque aussi fabuleux qu'un conte de fées
finit par paraîLl'e aussi peu réel aux Franchet
quand un gl'and mois se ful passé sans nouveau
signe de vic de la, belle visiteuse.
Le samedi de la première semaine de février,
en rentrant à six heures, Philiberl monta l'escalier Lellement vile qu'il arriva Loul haletant, en
ayant j us le assez de so uffle pour dire à sa mère :
�250
LA TEPPE AUX MERLES
il va monter ... »
Il se remit vile et répondit aux questions de
la veuve, qui ne savait s'il fallait s'alarmer ou
se réjouir de l'émotion de son ms.
« C'est un messager de Mme Leray, bien
sûr . En arrivant à la maison, j 'y ai vu, arrêtée
à la porte, une voiture de commerce portant le
nom de la fabrique d'Aubervilliers. En passant
devant la loge, j'ai aperçu un homme coiffé
d'nne casquette cirée qui causait avec le père
Balthazar. Je te dis qu'il va montet· ... Entends
plutôt: on frappe. »
L'homme auquel la veuve ouvrit sa porte
répondait en effet il la description de Philibert.
Il se présenta de la pal't de M. Leray pour
demander si Mme Franchet et son fils pouvaient
se tenir prêts le lendemain à deux heures afin
de sortir avec M. et Mme Leray. Ils n'auraient
qu'à descendre dès qu'ils verraient un landau
arrêté devant la porte. Quand le messager eut
l'adhésion de ln. veuve, il ajc,.uta :
« Si vous le permeLLez, madame, je donnerai un coup d'roil sur vos meubles pour voir
s'ils pourront Lenir tous sur un camion. »
Mme Franchet le laissa procéder à celle mspr,ction sans oser le questionner.
cc Ils y tiendront, dit l'envoyé, et nos Ilom« C'est pour nous, ..•
�LA TEPPE AUX MERLES
mes qui manœu vrent des colis autrem ent fragiles se tireron t de ce démén ageme nt à votre
satisfa ction. Salut, m~dae;
... à deux heures
précise s demain . M. Leray est toujou rs exact. »
Les heures de l'alleIü e peuven t paraîtr e longues; elles finissent par s'écoul er. Le lendemain, Reine était confiée aux bons soins de
Mlle Amélie, et la mère et le fils étaient prêts
bien avant le mome nt indiqu é. Les chevau x
du landau s'arrêt aient à peine en rongea nt
leur mors lorsque Mme Franch et se présen ta
à la portièr e, qui fut ouvert e du dedans par
M. 'Leray lui-mê me.
« Montez vite, madam e, je vous prie, dit-il
d'un ton cordial, et vous aussi, mon gentil
garçon . »
Cc n'était plus l'homm e dont l'accue il glacial
avait navré la pauvre veuve. Il lui expliq ua
lui-mê me quelle diITérence il y a, pour une personne en bulle aux sollicit ations d'une foule
de gens, entre un, être inconn u et quelqu 'un
dont on a pu appréc ier la délicatesse de sentimcrJls.
Le landau avait heau avance r vite dans de
larges avenue s inconn ues aux deux provin ciaux,
il y avait plus de vingt minute s que les chevaux troUaient lorsqu e Philib ert aperçu t au
�25'2
LA TEPPE AUX MERLES
vol la plaque bleue portant le nom de la rue
dans laquelle on enlrail. La plaque bielle disait:
Grande rue de Passy.
« Nous arrivons presque, dit alors M. Leray;
il est temps de résumer nos a[aires. Il
Ce mot de résumer fit rire Mmo Ler'ay, car
on ne résume que ce qu'on a d'avance exposé
en délail et sçm mari n'avait rien expliqué, ce
qui l'avait fort impatienlée pour sa part.
« Voici la chose, continua M. Leray en
s'adressant à la veuve. Je vais vous quiLLer
pour aller présenler votre fils à un des sousdirec.tours du Jardin d'acclimatation qui m'a
promis do le pousser dans le jardinage ou l'élevage, selon ses aptitudes. 01', il ne pourrait
pas l'entrer chaque soir au logement éloigné
que vous habitez, ni en partir assez tôt chaquo
matill. J'ai, dans ceLto rue-ci, uno maison de
rapport derrière laquelle so trouve un pavillon
que mon père a habité après avoir quiLLé les
afTairos. Par une clauso de son testament, cc
pavillon sert de maison de retraite aux employés de la fabrique. Le premier et le second
étago sont occupés pal' deux familles do nos
vétérans du travail; 10 rez-de-chaussée l'était
aussi; mais le vieux contremaître qui l'habilait
a fail un héritage en provinc.e, il a voulu aller
�253
LA TEPPE AUX MERLES
passer ses derniers jours dans sa métairie, et il
est parti avanl-hier ... Or, il s'en faut de douze
ans .que le plus ancien employé de la fabrique
ait le droit d'occuper ce rez-de-chaussée. Par
conséquent, c'est vous et vos enfants qui allez
l'habiLer ... tout ce temps-là, si cola vous convient. Attendez, madame, nous voici arrivés à
l'essentiel. Un des magasins de mon bâtiment
de rapport sur la rue est un magasin de teinturier-dégraisseur, et si velus voulez il toute force
adresser des remerciements à quelqu'un qui les
mérite, sachez gré à Mme Let'ay d'avoir persuadé à notre locataire qu'elle manque cl. gagner
de l'arge nt en envoyant le moindre nettoyage
à une usine. La darne qui tient ce magasin était
peu au fait des rubriques du métier: c'est une
ancienne institutrice revenue de l'élmnger cl. la
mort de sa mère. Vous aurez donc ici le gîte
et le travail quotidien. Mme Leray se charge
de vous présenter à Mlle Mauny, votre nouvelle patronne ... Ah! n'oubliez point, madame,
que je vais pt'endre un engagement pour votre
fils il. partir de demain en huit. Dimanche prochain, mes hommes apporteront vos meubles
au pavillon. »
Madeleine Franchet n'eut pas le temps de
remercier; le landau s'arrêtait à la fin de cette
TEl)PE AUX
MEnL~.
22
�254
LA TEPPE AUX MERLES
explication; d'un bond léger, Mme Lerny avait
sauLé à Lerre et lui tendait la main. La portière
se referma, le landau repartit au Lrot, et la
veuve suivit sa protectrice sous le vestibule
d'une maison qui lui parut un palais par comparaison avec la ruche ouvrière de Balthazar
Caldesque.
Mme Leray alla sonner à une porte parallèle
à la loge vitrée du concierge. Une darne d'une
cinquantaine d'années, qui avait l'ait· bon ct un
peu tri ste, vint leur ouvrir. C'était Mlle Mauny.
Elle les introduisit dans une toute petite pièce
qui avait l'intention d'êLl'e un salon, puisqu'il
s'y trouvait un piano, une bibliothèque, une
LabIe liseuse, un canapé, des fauteuils et des
bibelots; mais il y avait un tel entassement
d'objets dans cc peLit espace qu'il n'y reslait
pas de quoi s'y mouvoir. Madeleine Franchel
ful un peu intimidée. Mais quelques moLs aimables de sa nouvelle patronne la rassurèrent.
« Allons maintenant au pavillon», diL Mme Leray après avoir pris congé de Mlle Mauny.
Elles traversè rent la cour. Au delà, et au
milieu d'une pelouse ornée d'arbres, s'6levai L
la maison de relraite. Les hôtes des deux
élages supérieurs avaient appris la visite de ln.
belle-fille de leur bienfaiteur ct ils accoururent
�LA TEPPE AUX MEIlLES
255
la saluer avec respect pendant que la concierge
ouvrait et aérait les fenêtres du rez·de-chaussée. Tous avaient l'air de si braves gens que
Madeleine Franchet ne craignit pas de devenir
leur voisine; mais elle eut un scrupule après
avoir visité les q ualre belles pièces· du rez-dechaussée allribuées à son habilaLion.
« Madame, c'est trop beau, c'est trop grand
pour nous, dit-elle à Mme Leray.
- On s'habitue plus facilement au mieux
qu'au pire, répondit gaiement la femme du
fabricant. J'espère que vous ne regretterez pas
ici votre logement de l'affreuse maison du charbonnier.
- Je serais bien ingrate envers vous, madame; mais la salisfaction complèle n'est pas
de ce monde. Je regretterai ici le voisinage de
Friquet; elle aurait appris il. la
Mlle A~élie
maison l'élal de fleùt'Ïste à ma fille, qui n'aurail
pas été forcée d'aller dans un atelier. Il
Elles causèt'ent longlemps ensemble sur ce
sujet et, le soir même, quand la Veuve courut
chez Mlle Amélie pour lui raconter Les événements de la journée, elle termina cc récit el'
faisant il. la flem'isle une proposition su,l'prenante,
Madeleine l' rUllcbet, il. qui la façon d'agir de
�LA TEPPE AUX MERLES
M. Leray n'avait pas permis une objection,
aumit voulu emporter par le même procédé les
résistances de Mlle Amélie; mais il n'y eut pas
moyen. Quiller un quartier où l'on a ses habiLudes ùe vingt aus, ce n'est pas une décision ù
prendre au piecllevé : voilà quelle élait la pl'incipale objection de la fleuriste. Elle ne voulait
pas avouer le fond de sa pensée, qui élait que
la veuve avait un droil moral au dédommag ement ofl'crL par M. Leray, tandis qu'elle-môme
serait une inll'Use dans la maison de relraite.
Mais elle ne pouvait s'empêcher de penser à
l'aimable séjour cIe Passy, au voisinag e de la
pelouse ue la MueHe, à la facililé des baleauxmouches pour rapporter son ouvrage chez les
fab l'ican ls.
Quoique décidée ù refuser, elle céda au désir
qu'avait sa voisine de lui monLrer sa nouvelle
demeure; sous prélexLe d'y porter d'avance
quelques paquets, elles allèrent à Passy le
samedi sui van L.
La parlie ne fuL pas gagnée loul à fait ce
jour-là; mais Mme FrancheL senlit qu'il s'en
fallait de peu.
Le lendemain malin, pendant que les hommes de M. Leray faisaient leur office de déménageurs, Philihert alla prendre congé du pèrt.
�251
LA TEPPE AUX MERLES
BalLhazar; il le trouva assis dans sa loge où il
ruminait l'ennui de voir parLir des localai.'es si
doux, si propres, si bien payanLs; mais c'est
toujours ainsi: les bons s'en vont et l'on garde
sa pleine chal'ge de mauvais.
Après avoir communiqué à Philibert celte
réflexion philosophique, M. Caldesque ajouta:
« El qui écrira mes leUres à présent?
- Je pourrai venir quelquefois le soir, répondit Pl.ilibert, mais iL une condiLion, c'es L
que vous m'apprendrez comment vous vous y
êles pris pour faire forlune.
- Tout simple! reprit l'AuvergnaL : gagner
le plus possilJle et dépenser le moins possible.
- Merci! dil Philibert. Je profile de la
113çon touL de suile en vous disant que vous
payerez mes omnibus chaque fois que je viendrai, el que nous verrons à augmenter le Larif
ùe mes rédactions.
- Eh! bien oui, dit le pèrè Ballhazal' qUi ne
se souciaiL pas de meLLre un nouveau secréLaire dans sa confidence; mais lu ne serais pas
devenu si fûlé si j'avais cu la langue moins longue tout à l'heure, et surtout si tu n'avais pas
fréquenlé le chinge. »
:!2.
�XVI
Il arrive à tout Je monde de trouver les jours
longs à s'~couler;
mais lorsqu'on pense au temps
passé, c'est surprenant comme les années paraissent courtes .
Telle était du moins la pensée de Philibert
un soir de printemps, pendant qu'il traversait
le bois pour renlrer à la maison, après sa journée passée au travail des serres au Jar'din d'accLimatation.
Il marchait à grands pas, car il avait une
résolution importanle à soumellre à Mme Franchet; comme il craignait de ne pas obtenir L'adh6sion de sa mère cl de ses amies, ce doute
même lui faisait repasser .dans "a mémoire
tout ce qui s'Mait passé dans sa famille depuis
que la libéralité de M. Leray lui avait ouvert un
asile f> Pllssy. Il admirait le bizarre enchaîne-
�LA TEPPE AUX MEn LES
ment des circonstances qui le rendait propre,
sans qu'il l'eût prévu, à saisit, l'occasion d'un
poste lucratif et inespéré.
N'était-il pas surprenant que l'intimité des
siens avec Mlle Mauny n'eùt pas été produiLe
par les rapports journaliers de la palronne avec
remployée, et que cetl.e umitié eùt été amenée
pur la sympathie spontanée de l'ancienne instilutrico pour la fleuriste, dès que Mme Amélie
était venue occuper la chambre inutile aux
Fl'anchet? A celle époque déjà lointaine, Philibert ne sc rendait pas compte des motifs de
conduite de son entourage. Il comprenait maintenant pourquoi Mlle Mauny s'était bornée pendant plusieurs mois à témoigner àMme Fi'anchet
des égards polis. La pauvre maman, absorbée
dans ses chagrins, ne parlait guère, de sorle
que Mlle Mauny ne s'était pas liée avec elle,
tandis que la glace avait éLé rompue peu apl'ès
l'insLallaLion de Mlle Amélie, de son mobilier
aux bibelots drÔleLs, do ses romances de l'ancien Lemps, et des Lrilles il. plein gosier de ses
serins hollandais.
Quel altralL avait rapproché los deux vieilles
filles? D'abord, la similitude de Jeur passé.
Toules deux s'étaient dévouées il. gagner le pain
rune de sa mère, l'aulre de son frère et de son
�LA TEPPE AUX MERLES
neveu. Puis, Mlle Mauny, qui s'ennuyait de sa
solitude hors du mouvement mondain auquel
l'avaient habituée les éducations qu'elle avait
faites à l'étranger, s'était intéressée tout de
suite à la surprenante gaie té d'une personne
qui avait passé sa vie seule, entre sa table de
fleuriste et la cage de ses oiseaux. Ce qui manquait d'instruction à tante Amélie pour égaler
Mlle Mauny était compensé par la finesse de
son tact et par son esprit naturel, de sorte
qu'elies étaient devenues vite grandes amies.
C'était autour de la table de la fleuJ'iste, où
Mlle Mauny venait passer deux heures chaque
so ir après la fermeture de son magasin, que la
patronne s'était familiarisée peu à peu avec son
employée et les enfants de cell e-ci.
Dans le cercle le plus intime, chacun fait des
choix involontaires. Ainsi, pendant les années
qui avaient suivi, Philibert se rendait compte
que s'il était devenu le favori de Mlle Mauny,
sa sœur était resLée la préférée de tante Amélie.
La fleurisLe était fière des succès de son élève
qui, g l'flcc il ses progr s dans son métier depuis
qu'eJie avait quitté récole, commençait ft gagner quelque argent, non seulement dans la
fabrication des fleurs, mais encore dans leur
montage en touffes, en aigreLles, en g uirlandes.
�L~
26 1
TEPPE AUX MERLES
Celte spécialité du montage exige de l'imagination, du goüt, au point qu'elle constitue un métic l' à part, un peu mieux payé que celui des
fleur s fabriquées et livrées à la grosso . Tante
,
1J.
Le soir, PhilibèrL tra\'aillait, guid6 par les conseils de Mlle Mauny.
Amélie était donc enchantée de son élève ct,
comme cli cs passaient ensemble presque lout
leur Lemps, Philibert ne pouvait êlre jaloux
d'êll'ê placé en second dans le cœur de cotie
exce ll enLe amie. Il avait d'ailleurs sa compensa Li oll.
�262
L A TEPPE AUX MEnLES
Mlle Mauny avait tout de suite pr6féré Philibert à sa sœ ur, dont l'ardeur à l'étude était épuisée après les heures d'école; Rein e préférait lu
soir mani er les pinces à fleurs pl u lôt que de remettre son potit nez entre le s pages d'un livre.
Philibert 'au contraire, ap rès sa j ournéo laborieuse au J ardin d'acclimatation, trouvait d61icieux d'être assis à côté d'uno personne savante
qui reprenait en sa faveur son ancionne profession d'in stitutrico.
P end ant ces huit années, Mlle Mauny avait
fait tout un cours d'études que Philibert avait
s uivi avec ardeur; la do cilité do l'élèvo ne s'était pas même rebutée de la fantaisie qu'avait
ouo son profosseur de lui apprend l'e l'ang lais.
Mlle Mauny avait parlé co tte lang ue seizo ans
duran t, cl l'usage lui en restait' famili er par la
réception hobd omadaire do plu siours Magazines
anglais, souvenirs périodiquosdos doux dernièros
jeun os fill es dont ello avait fait l'éducation.
C'était pour quo Philibert pût con te nter sa
passion do lecture en parcouranl lui-m ême
cos MafJz~nes
quo Mlle Mauny avait eu l'idéo
de lui approndre l'ang lais; c'était aussi pour
so donnor 10 plai si r do convo rser dans colle
lan g ue. Comme los loçons du soir so donnai ent en famille, Mme rranchet, tanto A mél io
�LA TEPPE AUX MERLES
263
ct Reine gagnaient quelques bribes des matlères
approfondies par Philibert. Voilà comment toutes, plus ou moins, avaient fini au bout de ces
huit années par comprendre passablement l'anglais, et c'était un jeu dont personne n'était las
que d'entendre tante Amélie « essayer son anglais », c'est-à-dire grouper une succession de
mots usuels pour tenter de former une phru~e
dans ceLLe langue. Tout le monde riait de bon
amu- cœur, et c'était une succession de sailLe~
santes.
Tout en marchant le plus vite possible, Philibert trouvait quelque chose de providentiel dans
ce concours de circonstances qui lui faisait envisager un avenir lucl'atif, capable de réaliser
ses anciennes spérances de racheter le foyer
paternel. Oui, si sa mère y consenlait, il allait
pouvoir obéir au dernier vœu de son pèro
mourant en amassanl -de quoi rendre aux FI'anchel le bien patrimonial qui leur avait appartenu si longtemps.
\ Animé par ces pensées, Philibert arriva au
1
pavillon plus tôt que de coutume. Sa mère était
encore au magasin. Pour l'aLLendre, il entra
chez tante Amélie qui faisait d'énormes pavots
en soie rouge, tandis que Reine, de l'aulre côlé
de l'établi, montait une aigreLLe de roses thé.
�264
LA TEPPE AUX MERLES
Toutes deux chanto nnaien t et, dans l'embl'Usure
de la fenêtre , les serins hollan dais, stimul és
d'émul ation, s'égosi llaient à couvri r les voix
des deux. fleuristes.
En se voyant accueilli par le bon sourire de
tante AméLie, PhiLibert eut un remord s soudain. IL n'avait pas songé jusque -là que son
projet sépara it les siens de celle amie qui partageait leur existen ce. QueL mome nt pour s'éloigner d'elle quand son neveu ne pouvai t plus
la consol er par ses visites de l'absen ce des
Franch et!
Dès sès dix-hu it ans accom plis, Jules Frique t
devanc é l'appel militai re d'après l'avis de
avi~
son patron , qui avait trouvé l'inlérê l de son élève
engao'é ù rempli r ses devoir s patriot iques à l'âge
où nulle maison respec table n'aura it con Gance
en ses talents . Jules Frique t ne risqua it d'oubl ier
au r6g'ime nt ni les théorie s culinai res ni leur
pratiqu e, car, après inform ations sur la maison
olt il avait appris son métier , il avait été promu
à la fonction de chef de cuisine chez le génél'Ul.
Dans ses leUres, aussi foUdres que sa conversati on, il racont ait ses succès , et disait quo
si ses débuts pouvai ent s'appel er l'écum e de
son pot-au -feu, celle écume paraiss ait si bonne
à ceux qui en tâtaien l qu'il était certain d'avan ce
�265
LA TEPPE AUX MERLES
de la qualité de son consommé. Tante Amélie
était condamnée aux rubans roses, et elle les
arborerait avant que son neveu eût alleinl ses
lrente-cinq ans, date qu'il avait assignée pendantlongtemps à la fin de son service cbez des
parliculiers.
En attendant, Jules Friquet élait au Tonkin,
aussi à portée de recevoir el d'envoyel' un coup
de fusil que de mitonner le diner du général, et
le moment était mal choisi pour abandonner
tante Amélie.
Voilà ce que pensait Philibert et ce qui l'empêcha de parler à sa mère pendant qu'ils prenaient tous ensemble le repas du soir; mais ulle
heure plus tard, lorsqu'il eut éteint le gaz au
magasin de teinturerie, fermé les volels de la
rue ct profité de son lête-à-tête avec Mlle Mauny
pour s'en faire une alliée, il reprit courage.
Dès quo tons les intimes furent groupés autour
de la lampe chez tanle Amélie! il annonça une
nouvelle surprenante, qui avait bien son côté
fâcheux, comme les plus belles choses de ce
monde, mais avantageuse en somme.
.
« A ne pas micux t'expliqucr que cela, lu as
J'air de vouloir 110US faire deviner une charade », lui dit Reine gaiement.
Elle on parlait à son aise; il fallut encore
2:1
�266
LA TEPPE AUX MERLES
d'autres citconlocutions à Philibert ayant d'en
aniver au fait. Il rappela il ses amies cc qu'il.
leur avait appris depuis un an de la paresse, de
la grossi ère lé , des instincts chipeurs d'un certain Niggard, son camarade de cullure dans les
sel'l'es, ct envers lequel l'adminislration avait
fait longtemps preuve d'indulgence il cause de
sa siluation parliculière. Cc Niggard avait été
placé au Jardin en qualité d'élève payant par
un riche Anglais, qui voulait bénéficier de ses
dépenses pour le fils d'un de ses anciens serviteurs en le rendant capable de diriger plus tard
les serl'es de sa propriLé.
Mme Franchet et ses amies connaissaient si
bien les mauvais tours de cc Niggard qu'il n'y
eull'ien de nouveau pour elles dans ce résumé,
pas mÔme celle dernière frusque toule récente
d'une bataille il coups de pots de fleurs qui
avait fendu le front d'un de ses camarades cl
valu iL l'Anglais l'annonce formelle de son renvoi, dès qu'on en aurait avisé son prolecleut',
M. Howden.
« Et puis? .. Nous savions lout cela, fil Reine
im patienle.
- Et puis, reprit Philibert, M. Rowden est
arrivé. Niggard a décampé cc matin, en compagnie d'un domcstil}ue chargé, paraît-il, de le
�LA TEPPE AUX MERLES
261
conduire au navre, d'où il s'embarquera pour
rejoindre un des bateaux qui font le voyag e
d'AusLralie au compte de la maison Rowden.
Mais M. Rowden a perdu le jardinier qu'il faisait dresser, ct il en veut un Lout de suite,
le sien ne ]e contentant pas. Voilà cc qu'il
disait en se promenant dans la grande serre
avec M.. V···; ils passaient ct repassaient devant
moi qui étais en train d'émonder des arbustes.
M. Rowden demandait à M. V·** de lui céder un
de ses jeunes s'ens les mieux appris, et il parIait de si gros appointements que je ne pouvais
pas m'empêcher d'écouter de mon mieux. A la
fin, je n'y ai plus tenu. Je suis allé trouver
mon cltef de serre qui était un peu plus loin;
je lui ai dit la chose et l'ai prié de penser à
moi si on lui demandait quelqu'un.
« Un peu après, comme j'étais relourné à ma
besogne, il m'a fait appeler, et je l'ai trouvé
près de la serre aux perroquets avec M. Rowden
et M. V"· qui demandait à mon chef au moment
où je parus:
« Comment ce garçon nOlis a-t-il compris?
« NOliS parlions anglais. »
.
« J'ai répondu après avoÏJ' salué .: C'est quo
jo sais un peu d'anglais, monsieur. »
Ausr.ilôt, M. Rowdell s'est mis à m'interro-
/
�2G8
LA TEPPE AUX MEfiLES
ger. Il parle un peu vite ... N'importe. J'ui
compris lout ce qu'il me disait ct sa promesse
de m'engager lorsqu'il aura pris ses informalions sur moi et ma famille chez M. Leray,
dont je lui ai donné l'adresse. C'est aprèsdemain à deux heures qu'il viendra ici pour
s'entendre avec toi, maman, car il voudrait
aussi tes services qui seraienl payés largement.
- Mes services? répéta Mme Franchet après
avoir écoulé avec surprise le récit de son fils.
« A quoi pourrait-il m'employer chez lui, cel
Anglais?
- A faire du beurre avec le lait des qualre
vaches qui paissent dans son parc, et ù soigner
la faisanderie qu'il veut y établir, répondit Philibert. Nons aurons une maison séparée pour
nous et de tels appointements qu'en dix ans, je
l'ai calculé, nous amons mis de côté une somme
aSsez forle pour revenir au pays ct vivre sur
nolre terre rachelée. Oh! maman, pense il cela
avant de dire non. »
Il couvrit par celle prière la protestation que
Mme Franchet faisait à Mlle Mauny de ne. pas
quiller son emploi chez elle, pour l'idée folle
que cc garçon s'élait mise en tête; mais il ne
fut pas quillo des sal'casrnes de Heine qui
s'écria :
l)
�269
LA TEPPE AUX MER.LES
:< Et moi, qu'ai-je à faire dans ce beau plan?
Est-ce qu'on me fera orner de fleurs artificielles
les allées de ce parc où les vaches paissent tout
bonnement? .. Va, on s'est moqué de toi, nigaud. On t'~ fail un poisson d'avril. Le jour en
est passé; mais tout le mois en est, à ce qu'il
paraît.
- Non, non, protesta Philibert. L'affaire est
sérieuse, mais si tu veux continuer ton métier,
crois-tu que tu ne placeras pas aussi facilement
tes Deurs à Londres qu'à Paris?
- Comment, à Londres? » s'écria Mme Franchet.
Elle n'avait pas compris jusque-là qu'il s'agissait d'une expatriation.
Dès qu'elle eut prononcé ce mot avec véhémence, Lante Amélie quitta doucement sa table
de travail cL courut cacher sa tête dans l'armoire
où elle réunissait ses fournitures, et où elle fit
mine de chercher quelque chose. En réalité,
elle voulait dissimulel' à ses amis le chagrin
quo lui causait cc projet de séparation.
Pendant quo la mère et la sœur de Philibert
grondaient en même temps leurs désapprobations, une main souple et tiède vint sc placer
sur la main froide et tremblante de tanLe
Amélie.
23.
�270
LA TEPPE AUX MEULES
« C'est moi, ma chère, lui dit tout bas Mlle
Mauny en se penchant ù son niveau, au-dessus
de la tablelte où gisaienl les péLales découpés
ct les cahiers de papier vert. Êcoutez un auLre
plan. Vous avez parfois les yeux fatigués, et il
vous arrive de dire qu'il faut être jeune pour
donner aux Deurs artificielles l'ail' pimpant qui
leur sied. S'ils s'en vont, comIUO c'est leur intérêt, restez avec moi. Nous ferons 'à, nous deux
la besogne de M~e
Franchet; nous vivrons
ensemb le, nous lenant compagnie l'une ù l'autre, et c'est moi qui serai volw obligée, car
vous apport l'ez à l'association plus d'esprit et
de gaieté que moi. Voulez-vous? )
Elles se serrèrent la main, et tanle Amélie
eut un sourire à travers ses larmes; elle n'en
cutles yeux que plus brillanls lorsqu'elle revint
près des Franchet pour déclarer qu'elle ne trouvait pas si fou le projet de Philiberl.
La mère et le fils prolongèrent la veillée avant
dans lu nuiL, pOUl' s'éclairer mutuellement par
l'échange de leurs idées. Mme Franchel ful Lrès
émue en apprenant que son fils n'avait jamais
oublié le dernier vœu de son père, et que sa
persistance ù fournir une carri '['e agricole étaiL
venue de l'idée de se trouver capable de cultiver
la Teppe aux merles après SOIl rachat; mais
1
�LA 'l'EPPE AUX ME:lLBS
271
elle ne fut pas gagnée par les raisonnements de
Philibert, qui dut partir le lend emain pour le
J ardin sans savoir s'il lui se rait permis d' en
PhiliberL rer,onIlU \ O .. lo
~
T:.n,al1d.
l'Jlli Ller ]e se l'vi ce pOUl' celui dcs serl'Cs de
~I.
Howden .
Ce jour-là devait être celUl des surprises pour
Pltilibel't. Il transpol'lait des b6gonias et des
lycopodes qu and il dut ranger sa broueLLe pour
laisser passer' lrois promeneurs qui lenai ent
toute l'allée el n'étaient pas d' hume ur à s'efface r
devant un simple jardinier. Ces trois j eune s
ge ns, qui outraient dan s leur mise les modes
en vogue, devai ent avoir trop déj eu né, cal' il s
�272
LA TEPPE AUX MERLES
parlaient fort, se menaçaient l'un l'autre avèc
leurs sticks, balançaient leurs têtes enluminées,
en un mot, offraient le fâcheux spectacle d'un
laisser aller de mauvais goùt.
Le ton de voix de l'un d'eux, cet accent dll
terroir que l'oreille n'oublie jamais, frappa Philibert. Il regarda le jeune homme gras et court
qui venait de parler: ces yeux endormis, cette
chevelure moulonnanle quoique laillée de près ...
oui, c'était bien Gaston Tailland.
Le regard fixe du ja}'dinier, cette expression
indéfinissable des yeux qui meLtent son nom à
une figure subitement rencontrée, altirèrenll'aLtenLion du promeneur. Il rougit, détourna un
peu la tête. Lui aussi venait de reconnaître son
cousin.
« Allez devant, je vais vous rejoindre )l, dit-il
à ses amis.
Les autres continuèrent leur promenade 'et
leurs quolibets à haute voix, qui les faisaient
l~er
avec dédain par les gens bien élevés passant auprès d'eux. Quand ses amis furent assez
loin, Gaslon Tailland s'approcha de Philibert,
qui avait broueLlé ses bégonias jusqu'à l'endroit
où il devail en faire une corbeille dans le
gazon.
« Eh bien! dil-il au jardinier, notre marché
�LA TEPPE AUX MEfiLES
tient-il toujours? As-tu gagné de quoi me 1'0.cheler la Teppe aux merles?
-- Pas enc<)l'e, répondit Philibert. Cela viendra peut-êlre.
- Parfai t! reprit Gaston du même air de persiflage; après tout, je ne suis pas si pressé de
la vendre. Mon père est mort, pauvre bonhomme!
et celle campagne m'est commode pour y envoyer maman Agnès quand elle me tracasse au
sujet de ma conduite en aITaires. Elle n'est pas
dans le mouvement, tandis que j'y donne à plein
collier. Je viens à Paris pour un oui ou un non.
Ah! il n'y a qu'un Paris; mais on y en fricasse,
de cet argenl. .. Tu t'amuses, toi?
. - Comme tu vois, à ma manière, chacun la
sienne li, répondit Philibert qui reprit en mains
Les deux manches de sa brouelle; ses pots de
bégonias étaient enterrés; il lui restait ù. décorer un massif d'un rang de lycopodes; il salua
gravement son cousin et s'éloigna.
Il avait le cœur encore gonflé de celle rencontre au moment où il rentrait à la maison le
soir; il sc demandait s'il parlerait aux siens de
Gaston TaiLland lorsqu'en traversant la cou!'
pour aLleindre 10 pavillon, il aperçut Reine qui
en sorlait, un panier au bras . Sa mine était
npanouie, el elle dit à son frère en le croisanl :
�274
LA TEPPE AUX MERLES
« Il es t temps que lu arrives. Il y a quelqu'un qui l'attend avec impatien ce .
- Qui donc? demanda-t-il en l'arrêtant par
le bras.
- L'lisse-moi, reprit Reine, je suis pressée ,
il faut qu e j'aille chez le pâtissier ct chez deu x
autres fournisseurs. Quand on a du monde à
so up er sa ns le savoir d'avance ...
- On s'est donc invité sans gêne? dit Philibert.
- Eh! oui, sans gêne, répliqu a Reine gaiement, voilà de ces ennuis que nous n'aurions
pas si nous nous en allions dans la vilaine Anglete rre. »
Il la lai ssa all er, voyant bien qu'eUe sc faisait un aimable j eu de lui cacher le nom de la
personne qui les visitait sur ce pied d'inlimité.
11 entra etlrouva sa mère avec un j eu Ile homme
brun, svelte ct d'ag réable fi g me; ce n' élait point
Gaston TailLand, m ais Philib ert aurait mis du
lemps à le reconnaître, si ce visiteur n'était
venu so jetor à son cou en lui di sant:
« Après neuf ans de séparation, il faut s'embrasser, mon cher Philibert. »
C'était Jacques IIoi sel, toujours le même rie
cœur si ses trails avaient changé. Pendant 10
diner, auquel tanle Amélie prit part, bien des
�~A
'l'EPI' E AUX MERLES
275
souvenirs de l'ancien temps fl!-ren échangés .
Jacques n'avait rien oublié, ni l'épisode de la
pêclJC aux écrevisses el les jambes de Rosalie
bollées de boue, ni d'aulres prouesses de Heille
R èiuc ctlurniL eh e!. 10 pàL Î:;s ie r.
dont cell e-ci ne sc souvenait plus el qu 'il lui
rap pelai l.
Jacqu es 110iscl élait ù. Paris pour y faire ses
études en m édecine, et son empressem ent de
voir ses anciens voisins de camp agne élait si
g rand qu'il était venu à Passy, co mm e ceux- ci
l'apprirent dans la causerie, dès le surlendemain
de son arrivée.
�~76
LA TEPPE AUX MEn LES
Curieux des nouvelles de Tournus, Philiberl
raconta sa rencontre de la journée avec son
cousin. Jacques Hoisel ne se vanta pas d'être
venu à Paris par le même train que son ancien
condisciple au lycée, pour ne pas être obligé
d'ajouter qu'il avait fui le compartiment où
Gaston Tailland avait passé le temps de ce
voyage à d'interminables parties de piquet avec
un désœ uvré de son espèce.
IL se borna à dire que Gaslon menait joyeuse
vie à Tournus, puis il changea vile de sujet
el en revint à sa joie de se trouver près de ses
amis.
La soirée se prolongea plus que de coutume,
au grand plaisir de Mlle Mauny, survenue au
desse rt, et qui trouva Jacques Hoi sel un charmant jeune homme. Celui-ci partit tard, en assurant qu'il reviendrait bientôl, le plus tôt possible; Philibert allait le prier de désig ner le soir
où l'on devrait l'allel)dre quand la main de
Mme Franchet se posa sur le bras de son fils.
Dès qu'ils furent seuls, Reine étant alléo ranger quelque chose chez tante Amélie, Philibert
demanda à sa mère 10 motif de cetté restrictioll
à son hospitalité.
« C'esl, lui dil-eHe, qu'il n'est plus convenable que M. Jacques lloisel nous fréquente assi-
�271
LA TEPPE AUX MEULES
dÔment. Tu es jardinier; lui, sera médecin;
vous pounez garder l'un pour l'autre la même
estime, mais vos occupations sont trop diITél'entes pour que volre intimité continue, Ton projet
pour l'Angleterre a du bon.
- Ah! maman, est-ce que vous êtes décidée?
s'écria Philibert.
- Pas encore. Je veux aller pader demain à
lon chef de service pour savoir si cette aITaire
est sérieuse; ensuite, j'ai besoin de voir si ton
M. Rowden a une figure de brave homme à qui
l'on puisse sc fier. Avant lout cela, je vais réfléchir celle nuit. On dit que la nuil porte conseil. »
24
�XVlI
Si nn arbuste transplanté 50uffre sur une
aulre lerre que celle où 11 avail pris racine,
combien plus les exilés en pays éLt'anger, même
si leur expatriation a élé volonlaire! C'est un
déchirement de loules leurs habiLudes qui
s'opère aulour d'eux; il leur faut pour ainsi
dire oublier loules leurs sensalions passées cl
apprendre il s'en créer de nouvelles.
Si Philiberl avait prévu celle épreuve dans
ses ùélails journaliers, il l'aurait sans doule
épargnée fi. sa mère et il. sa sœur; mais il ne
l'aurait pas refusée pour lui-même, car la
récompense qu'il en atlenùait lui aurait fail
endurer un sort plus ruùe.
Après lout, celui que lui avait constitué
son engagement avec M. Ro\yclen n'était péniblo que relativement à leur condition de
�LA TEPPE AUX
~[JmLES
279
Français. Habiter 10 joli cottage tapissé de
lierre qui bOI'dait le pate sur la rue de Thornlon
IIealh, village de la banlieue de Londres, recevoir de gros appointements en qualilé de jardinier-chef ayant sous ses ordres des ouvriers
à la journ ée, en recevoir d'aulres pour la
direction de la laiterie où le gros ouvrage était
fait par un manœuvre et les préparations seulement de la main de Mme Franchet, c'eût élé
un poste enviable pour une famille anglaise de
mêmes aptitudes que les exilés; mais avant de
faire l'éducation ùe leurs oreilles pour saisir les
abrévialions elliptiques de l'anglais parlé communément, les Franchet avaient fail bien des
écoles, les unes piteuses, les autres grotesques,
toutes déconcerlantes. Puis, il avait fallu s'accoutumer aux soirées d'éLé brumeuses, aux
épais brouillards d'hiver pendanl lesquels le
soleil ressemble à. un pain à cachetel' rou ge
collé sur une feuille de papier gris; enfin, jl y
avait cu à réglel' la queslion de leurs rapports
avec les quinze domestiques composanl le personnel de la villa Rowden.
Ceux-ci avaient eu grande envie, dans les
premiers temps, par esprit patrioLique d'abord,
par malice ensuite, de tracasser les Français
dont la position élail supérieure à la leur, par
�280
LA TEPPE AUX MERLES
la responsabilité et l'indépendance. Le renvoi
de cinq de ces mauvais plaisants avait servi
d'exemple aux autres.
Il devint si avéré que les Français possédaient
toule la conGance de leurs maîtres qu'on n'osa
plus les attaquer. Ils n'eurent alors à se défendre
que contre les essais de familiarité de tout le
personnel de la villa. La tâche était plus aisée;
ils réussirent à. garder leur distance, sans offenser les gens.
Philibert, qui avait l'amour de son métier et
auquel l'immense fortune de M. Rowden permeltait les innovations, prit goût à. embeUir les
serres, à tracer des allées nouvelles dans le
parc qu'il anima par l'acclimatation de quelques
couples de chevreuils; la basse-cour s'augmentait aussi de variétés sans nombre, el elle élait
aménagée avec un luxe que les particuliers
peuvent rarement se permetlre; les cou vées de
faisans, de pintades et de poules exotiques occupaient beaucoup Mme Franchet, cl elle était
fière dG régner sur ce joli peuple emplumé.
On était bien traité et l'on gagnait gros:
voilà cc qui lui faisait prendre palience, ainsi
qu'elle disait à Reine, quand celle-ci se plaignait des conditions de leur nouvelle existence.
La somme envoyée chaque semestre au nolaire
�281
LA TEPPE AUX MERLES
de Farges, dépositaire déjà du petit reliquat
resté aux Franchet, renouvelait le courage de
la mère de famille. Elle ne traitait plus de
folie le plan poursuivi par son fils; elle entrevoyait elle-même l'époque où l'on reviendrait
en France pour se fixer aux environs de
Tournus, quelque part où l'on trouverait des
champs et une maisonnette à vendre; mais elle
déplorait qu'il fallût tant d'années pour obtenir
ce résullaL. Reine pourrait-elle supporter jusquelà l'ennui qui la rongeait, et cette répulsion
pour l'Anglelerre et les Ang'lais qu'elle poussait jusqu'à l'injustice?
Il Y avait chaque soir au collage une petite
bataille de paroles à ce sujet entre le frère et la
sœur: landis que l'un s'efforçait de voir toutes
choses en bien, l'autre dépréciait toul, et leur
mère sc lrouvait embarrassée lorsqu'ils la prenaient pour arbitre.
Une des causes du méconlentement de Reine
était le refus des premiers ouvrages en Heurs
qu'elle avait présentés chez plusieurs fabricants
de Londres. Un jour que M. Rowden avait l'encontré son jardinier dans une serre ct s'était
obligeamment informé des progrès de l'acclimalalion des Français à Thornlon lieath, Philibert osa pader à son maitre de celle nostalgie
21••
�~ 82
LA TEPPE AUX MEn LES
de sa sœ ur. M. Rowd en confia la chose à sa
femme et il ses fill es, qui trou vèrent tout de sui l0
II n biais ingéni e ux pour faire valoir la fl euris le.
Elles lui commandèr ent des pai·ures de bal.
n eine se surpassa dans l'exécution de ces fl eurs,
ct les ami es de Mmes Rowden, obligeamm ent stylées , allèrent demand er dan s les magas in s on r enom des fleurs montées dans ce
go ù t fmnçais, en indiquant de qui venait cc
modèle.
C'élait donc pour le compte de sa sœur aussi
bi en que po ur ses achats d'horti culture que Philibert se l'end ait à L ondres par le train de neuf
heu r'es cl Il m ati n, 'un des derni ers j ours de nove mbre du troisième hiver que la fa mille Fr·an chet passait en An gleterre .
Il devait a ller' voir dan s le quarti er du
Wes t End un e br uyère nouvellement impodée
d'Australi e, dont il voulait acheler un spécimen
si l'arlicle de joumal qui va nta il celte pl ante
n'en avait pas exagé ré le port étés'ant el la florai son délicate ; il devait aussi rappol'ter dan s
un magasin de Regent stree t un carlon conten ant une ai g re tte de mÙl'es, fl eur's et fl'uil s,
avec la train o de feuillag e l1 ssortie pour une
toilello do bal, qui dovait être livrée ce joue-là
au fabri cant.
�LA
TEP~
AUX MERLES
283
Lorsqu'il descendit du train, la pluie diluvienne qui balayait de ' ses flots la cour de la
gare le fit renoncer à la course à pit}d, Justement un cab s'arrêtail le long ùu trottoir et
\,;n oah .'approchait du trottoir
\1 n voyage ur ('Il descendail. Sans doute prossé
!Jar l'heure de son train, celui-ci sc précipitait
vers l'entrée de la gare au moment où Philibcrt s'élançait de peul' quc quelqu' un ne s'empal'~t
de la voiturc, dc so de que les deux
hommcs sc Ilcurtèrcnt nu [JussUO'c ,
Philibert s'cxcusa : l'autre, qui était un gc ntl€:nan d'une soixanl&ine ù'années, loucha , le
�284
LA TEPPE AUX MERLES
bord de son chapeau et s'éloigna rapidement.
Une fois inslallé dans le cab, Philibert aurait
vite oublié cet incident banal si, au moment où
la voiture filait avec rapidité le long de la rue
ù'Oxforù, son pied n'avait renconll'é sur le tapis
du cab un objet contre lequel il se heurta. Philibert frôla dans tous les sens cet objet avec
son soulier, pour juger d'après sa forme de ce
qu'jl pouvait être; le trouvant d'un carré long
et de résistance élastique, il soupçonna que ce
pouvait être un objet perdu par le voyageur qui
l'avait précédé dans le cab, et il so baissa pour
le ramasser.
C'était un portefeuille. Avant de l'ouvrir,
Philibert songea au reLard qu'allait lui infliger
le dépôt dans un bureau de police de cet objet
perdu; il lui faudrait aLlendl'e son Lour, dire
SOIl nom et son adresse, attendre que la déposition du cochel' corroborât la sienne. Toules
ces formalités pouvaient être évitées si, dans les
papwrs dont le portefeuille élait évidemment
bourré, il se trouvait une adresse do son propriétaire. En ce cas, il était pills simp le d'aller
à son domicile et d'avedir là. que l'objet serait
rnndu à qui de droit si par ha ard il ne rencon·
tnlit pas une femme, 'un fils, une sœur, quelqu'un
cnlin de la parenté étroite du vieil étourdi, ca·
�·
LA TEPPE AUX MEnLES
285
pable cIe donner un reçu valable de l'objet restitué.
D'après ce raisonnement, Philibert ouvrit le
portefeuille. La première poche ne contenait
qu'une masse de billets de banque assez compacte pour constituer une jolie somme. Philibert ne les compta pas. A quoi bon? mais il
crut rêver en tirant du second compartiment
deux lettres d'écritures différentes, dont les
udl'esses porlaient un nom et un prénom aussi
français que possible et qu'il pensait être seul
à pouvoir s'alll'ibuer du côté anglais de la,
Manche.
Quoi! le propl'iélaire de ce portefeuille s'appelait Philibert Franchet!. ... N'était-ce pas une
erreur de la vue, une de ces aberrationR qui
précèdenl quelque grave maladie? .. Philibert
regarda à droite et à gauche de la voiture les
magasins d'Oxford street à lui bien connus et,
en leur trouvant leur aspect accoutumé, il
s'assura contre la crainte d'être affligé d'une
pel'version du sens de la vue. Il fouilla de nouveau 10 portefeuille et en tira plusieurs cartes
de visiLe portanL le même nom: « Philibert
Frallchet esq. », suivi de l'adresse indiquée SUl'
les 10LLres. Enfin, un document plié sans enveloppe et donL il crut pouvoir se permettre la
�286
LA TEPPE AUX MERLES
lecture lm apprit que son homonyme avait un
procès à Brighton. S'il se rendait dans cette
ville et qu'il eùt besoin de ce document pour
son aITail"e, il ne tal"derait SÛl"ement pas à retourner à Londres. Il fallait donc au plus vite
aller informel" les siens de la trouvaille faiLe
dans le cab.
La morgue des valets anglais, quand ils ont
à répondre à un inconnu d'apparence modeste,
est proverbiale. Si Philibert avait su d'avance
qu'il aurait à sc présenter dans une maison du
quartier aristocratique de Londres, il aurait
mis un autre pardessus que cc gros macfal-lane
destiné à l'abriter de la pluie pendant une
COUl'sé d'aITaires; il aurait coiffé sa tête d'un
chapeau haut de forme à la place de son feutre
imperméable; mais il ignorait d'avance qu'il
succéderait dans un cab à un millionnaire peu
soigneux, ct voilà pourquoi il eut Je désagl"ément d'être toisé de haut en bas par un valet
de pied lorsqu'il demanda, au seuil du vestibule,
s'il pouvait Nl'e reçu par mistress Franchet.
« Pour un drôle qui a l'impudence de pénétrel" dans les maisons, vous êtes maladroit,
l"éponùit le domestique avec arrogance. Avant
de demander une lady, il est bon de s'informer
qu'elle existe encore, si l'on ne veut pas se
�LA TEPPE AUX MERLES
287
faire fermer ]a parle au nez comme vous allez
vOIr.
- Pas avant que je vous aie expliqué pOllrquoi je ne demande pas à voie M. Franchet,
La morgue des valets anglaIs cst proverbiale.
répondit Phi libert après s'être can6 en dedans
du vantail de la porte. Je sais qu'il vient de
partir par le train de neuf heures quarantecinq, et pour Brighton, je suppose. Il a perdu
en route ct j'ai trouvé un objet que je veuais
lui restituer. Voilà pourquoi jo VOliS réclamais
au hasard sa femme, son fils, son frèee,
quelqu'un de sa famille enfin.
-- C'est différcnt, répondit le valet raùouci.
�288
LA TEPPE AUX MERLES
Mon maître est seul à Londres en ce moment;
mais vous pouvez me lai sser l'objel. »
Philibert eul presque aulant de difficulté il
sorlir du veslibule qu'il en avail cu à y pénélrer; il Y r6ussit pourtant et chargea le domeslique d'annoncer à son maître la visile du porleur de l'objet perdu pour le surlendemain
malin.
Eh! laissez-moi toujours volre nom el
volre adresse n, lui dit en dernier ressort le
valel de pied qui l'avait suivi SUI· le penon.
Philibert remonLa dans son cab après avoir
répondu par un signe négalif. Avouer à ce
valel que le hasard lui avait oclroyé le nom
et le prénom portés pal' son propre maître
aurail 616 ajouter une invraisemblance il. une
aITaire déjà si bizarre.
Ccl incidenl fil nalurellement le fond de la
causerie en famille ce soir-là.
« VoiUt deux Phil iberL Franchet hil'u di fférenls l'un de l'aulre », dil Reine.
Elle (il le parallèle enLre le riche ct le pauvre,
entre l'élourdi peu soigneux cl l'avare - la
parcimonie de son frèro 6tait un de ses griefs
conlre lui -- el elle finil par déclarer que les
biens de ce monde élaienL mal répartis, puisque
les uns regorgeaienl do richesses dont ils se
«(
�2!l9
LA TEPPE AUX MERLES
souciaient assez peu pour les mal garder, tantlis
que les autres pâtissaient, faute d'un peu de
cet argent dont les premiers faisaient litière.
Lorsque Philibert dut parLir le surlendemain
pour Londres avec le portefeuille dans la poche
intérieure de son paletot, Mme Franchet craignit que son lils ne s'abaissâ.t à recevoir une
récompense du propriétaire de l'objet perdu.
Philibert lui dil, après l'avoir embrassée:
« Ce sont mes économies d'allumettes, de
bouls de bois et de bouts de fil qui te font soupçonner ma fier lé; mais épargner son propre
bien esl une nécessité pour qui cherche à se
créer une petite aisance, tandis que se laisser
payer d'une nction honnête et naturelle serait
une vi lenie . »
Celle fois, la porte de la maison du West End
fuL ouverte toute grande avant que Philibc/,t
eût soulevé son marteau cise lé; son arrivée
avait été guettée, ayant faiL l'objet d'un pari
entre le valet de pied ct le maUre d'hôtel. Ces
deux personnages étaient dans le vestibule,
diversement impression nés par l' exacli tude du
visiteur.
« Qui dois-je annoncer? » lu i demanda le valet
de pied avec une mine épanouio pal' la porspec·
tive d'un gain. C'était lui qui avait gagé que le
TEPP. AUX MERLES.
25
�'!90
LA TEPPE AUX MERLES
portefeuille dont la perte avait tant affecté leur
maîl re serait rapporté il l'heure diLe, tandis que
le maître d'hôtel s'était cru certain qu'un premier bon mouvement serail remplacé chez le
dénicheur de portefeuilles par un second mouvement d'intérêt personnel qui lui ferait détruire
les papiers du procès, pour s'assurer la posscssion des billets de banque.
(' Dites que c'est le voyageur monlé à la
gare dans le cab d'où il sortait », répondit
Philibert.
'
Ils montèrent ensemble un large escalier aux
parois ornées de tableaux ct dont le premier
palier élait garni de plantes vertes. Le domestique souleva une portière, disparut un moment
ct revint bientôt pOUt' introduire le visiteur
dans un luxueux cabinet de travail, où Philibert aperçut le voyagcur de l'avanl-veille qui
s'avança à sa rencpnlt'e avec une physionomie
ouverte et la main tenduo.
Le jeune homme était au fait de l'étiquelle
anglaise qui n'admet la poignée de main
qu'entre égallx; il ne prit donc pas ce geste
pour une preuve d'accueil cordial; au liou
d'avancer aussi, il recula d'un pas, déboutonna
son pardessus ct tira le portefeuille Ilu'il posa
dans la main lendue vers lui.
�Lo vioillard
8'avo~,
la main too(\uo.
�2ü2
LA 'l'EPPE AUX MEnLES
«Merci », dille vieillard en faisant rapidement
passel' l'objet dans celte main gauche que les
Anglais n'offrent jamais à leurs visiteurs, car
cc serail une insulte leur faire, ct en tendant
de nouveau la droite à Philibert: « Merci bien,
mon cher monsieur; mais pour vous être mépris à mon geste, il fau.t que vous me preniez
pour un colcney de Londres. »
Ils se serrèrent la main; sur la prière de son
hôle, le jeune homme s'assit et crut devoir
présenter ses excuses pour n'êlre pas revenu
plus tôt; il aurait dû venir la veille s'informer
si M. Franchet n'était pas de relour; ses devoirs
professionnels l'en avaient empêché.
« Mais vous n'êtes pas Anglais! s'écria tout à
coup le maître de la maison. Si votre langage
est conect, vos intonations sont étrangères ...
De quel pays, s'il vous pIaH?
- Français, monsieur, répondit Philibert.
- Français! s'écria M. Franchet en saisissant les deux mains du jeune homme pour les
serrer vigoureusemenl; puis il ajouta dans
notre propre langue, mais avec un accent un
peu lt'aillant : « C'est que je suis Français, moi
aussi; non pas du vieux pays comme nous
disons au Canada quand nous padons de la
mère patrie, mais Français d'ol'igine et de
�293
LA TEPPE AUX MERLES
cœur. Oh! mon brave garçon, .... permettez
cette familiarité à la différence d'âge entre
nous, que je suis content de devoir à un compaLriote la restitution des papiers d'affaire;;
je pouvais perdre un gros procè~.
faute de~quls
Vous allez déjeuner avee moi, n'est-ce pas'!
Nous boirons au dessert du vin de France, à la
prospérité de notre pays et à voLre réussite
ùans le monde. Vous me conLerez pourquoi
vous vous êtes expatrié; nous ferons connaissance, ct puisque vous vous êtes monLré mon
ami avant de m'avoir vu, je veux devenir le
vôtre ct vous le prouver de mon mieux. »
Philibert refusa cette invitation don t les sousentendus délicats étaient assez clairs. Il n'habi tai L pas Londres et devait en repartir par le
train d'onze heures.
« C'esL que, conlinua M. Franchet avec un
peu d'hésitation, j'aurais voulu .... »
Il avait ouvert le portefeuille; il chiffonnait
les billets de banque pour en distraire quelquesuns de la pelite masse réunie par une épingle.
« Monsieur, c'est inutile, dit Philibert avec
une fermeté souriante. Je suis fort pressé; vous
m'excuserez si je vous quille il l'inslant.
- Ce ne sel'a pas du moins sans me laisser
votre nom et voLre adresse. Enlre compa25.
�LA TEPPE AUX
NE~LS
lriotes et après ce qui s'est passé entre nous,
le moins que je vous doive, c'est une visile. Je
déleste l'anonyme, surtout pour la reconnaissance.
- Monsieur, pardonnez-moi si vous déleslez
également les homonymes, répondit le jeune
homme, car je m'appelle exactement comme
vous: Philiberll<ranchet. »
Le Canadien Ht un soubresaut cl se fâcha un
peu de ce qu'il pril pour une mystification à la
française. Philiberl exhiba celle cade de visite
dont chacun e t muni en Angleterre; la sienne
mentionnait, sous ses nom ct prénom, sa fonction de jardinier et son adresse à Thornton
Heath, au collage de la villa Rowden.
« Mais alors ..... mais alors, .... » fit le Canadien avec surprise. Il parut un moment fort
agité, poussa quelques exclamations joyeuses
ct demanda au jeune homme dans quello province de France il était né.
« Dans le M:ï.connais, répondit Philibert.
- En ville ou ù la cam pagne?
- Dans une propriété voisine du village de
Furges, qui s'appell la ....
- La Toppo aux merles? interrompit le Canadien.
- Justemenl, monsieur; mais de grâce, d'oG
�LA TEPPE AUX MERLES
connaissez-vous ce nom, qui n'est pas commun?
- C'est que c'est un nom connu de lous les
}< ranchet ct que nous sommes parents, répondit
le Canadien; parents d'un peu loin dans tous
les sens de cc mot, car notre hranche est établie
dans l'Étal de Québec depuis un peu plus d'un
siècle ... Vous concevez que nous ne pouvons
en resler là, mon neveu; l'occasion nous oblige
à des ~ rapols
de famille. Je ne suis allé que
deux fois en France, mais je n'ai jamais poussé
jusqu'au Mâconnais. J'aurais aimé pourtant
voir cc nid palernel de la Teppe aux medes,
dont mon bisaïeul avait gardé un leI souvenir
d'u,près les récits de son père qu'il a donné ce
nom ù sa propriété de l'Élat de Québec. Il y a
en France une lradition sur les oncles d'A mérique et je ne voulais pas l'exploiler afin de me
faire bien accueillir, ct me voir forcé d'avouer
ensuile aux Franchet que j'ai cinq enfants,
dont trois déjà mariés. V C)ilà ce qui m'a empêché
de faire ce pèlerinage .... Mais vous me restez
à déjeuner, mon cher neveu?
- Pardonnez-moi; ma mère serait trop
inquiète; elle craindl'ait qu'on ne m'eût volé
votre podefeuille en roule, car nous n'avons
pas de chance avec les grosses sommes, nous
�296
LA TEPPE AUX MERLEo
autres, ou eHe croirait à quelque autre accident.
- Votre mère est en Angleterre?
- Ma sœur aussi.
- Et elles s'y plaisent? » Le Canadien ajouta,
après avoir vu une réponse dans la physionomie
embarrassée du jeune homme: « Vous avez
raison : il ne faut pas alarmer ' votre mère;
je vais vous accompagner auprès d'elle. C'est
un devoir que je suis tenu de l'endre à uno
parente que je retrouve dans de lelles circonstances. ))
�XVIII
Philibelt s'étonna de n'avoir pas soupçonné,
d'après l'homonymie des noms, que le voyageur du cab pouvait être un descendant de ce
Franchet dont le porlrait, taillé en bas-relief
dans le poteau de la grange, avait inléressé son
enfance, par la légende que les maîtres de la
Teppe aux merles ne manquaient pas de tl'ansmellre à leur jeune génération.
Cette identilé d'origine fut expliquée par le
Calladien pendant la longue visite qu'iL fil au
collage et qui ne fut pas la dernière. IL prit l'habitude de passer deux ou trois heures chez ses
parents dans l'après-midi de chaque dimanche;
ceux-ci apprirent donc foet cn détaill'histoeique
Je leurs cousins du Canada: comment cc Philibert Feanchet, premier de sa souche, avait
été laissé pour mort à son rang de grenadier
�298
LA TEPPE AUX MERLES
lors d'un des derniers combats de notre h éroïque
Montcalm conlre les Anglais, puis recu eilli par
une famille compatissanle, dans laquelle il se
maria plus tard et po sa les fondements de l'opulence dont sa postérité jouissait. Le Canadien,
exposant ainsi toute sa chronique de famille eL
parlant des faÎls e t gestes de ses cinq enfanL
autant qu e des vicissitudes subies par ses aïeux,
é Lait en droit cl'a Llendre la m ême ouverture dç
cœ ur de la part de ses parents du Mil.connais.
Mais ceux-ci n'aimaient g uère à l'en tretenir
de leurs ép reuves an ciennes ou récentes; leur
fier té sc refusait, devant ce paren triche, la
plainte des maux éprouvés ; iL é tait plus convenable cl pLus digne de parailre résigné à son
sorl. Telle é tait la leço n que fa ve uve faisait
chaque dimanche malin à ses enfants . Philibe rt
é tait d'autant mieux disposé à l'éco uler que se
montrer méconlent de sa position a urail été, Cil
qu elque sorle, solliciler les bienfails du Canadi ell en rcLour du service qui avait inaug uré
leurs relations. Ce se rvice était plus gr and qu o
celui d'une l'entrée d'ars'ent perdu; le document
que Philibert avait parcouru ct d'aulres dont
il n'avait pas pris connaissance établissaient le
bon droit du Canadien ,d ans un procès important qu'il (-lait ven u suivre en Angl tone; voilà
M
�LA TEPPE AUX MERLES
2\)9
ce qu'il avait raconté dès sa première visite,
donnant ainsi un exemple d'épanchement cordial qu'il était mortifié de voir si peu suivi par
les Màconnais.
Pou à peu, il s'aperçut que des trois mom-
L'onole Franohel menait prom ener Rolue.
bros de cotte famille, Reino étailla pl us oxpansive; il la prit dès lors en grande amitié; il se
promenait de longuos heuros avoc olle dans le
parc; parfois, il venait la chorcher on voiture
pour lui fairo visiter les monumonls do Londres. Mme Franchet ne refusait pas cette distraction à sa fille, qui revonaittoujours enchantée
de 'ces expéditions, mais sans trouver gl'and'-
�300
~A
TEPPE AUX MERLES
chose à raconler aux siens au sujet des monuments qu'on l'avaiL menée voir.
Ce n'était pas extraordinaire qu'eUe n'en pût
rien dire. Son corps s'était promené à SaintPaul, }L Westminster, à Hyde Park; mais son
esprit avait voyagé tout le temps fi. Passy, à
Paris, il Tournus, au gré des questions du
Canadien. Grâce aux candides récits de Reine,
il finit par connaître à fond tout 10 passé de ses
parents, et l'avenir que leur expatriation pl'éparait.
Un dimanche de février, il aniva au collage
plus tôt que d'habitude.
« Je viens, dit-il, prendre vos commissions
pour la France. J'ai gagné mon procès ct j'ai
quelques affaires au vieux pays. Donnez-moi
des letlres d'introduclion auprès de vos amies
de Passy. Je ferai un tour de purc avec Reine
pendant que vous écril' z.. . Ah! comme je
pousserai plus loin que Paris ... je vous prie,
.cousine Made leine, de me préparer cl ux mols
pour PéLrus Franchel. Je m'arrêterai quelques
heures il Tournus pour serrer la main de ce
bravo homme. Après ceLLe tournée, je m'çmhurquerai pour le Canada, frais comme un
poisson et content au possible d'avoir vu toule
ma parenLé européenne. »
�30f
LA 'l'E PP E AU X ME fi LES
Depui s leur séjour à ThorntonlIeath, les Franchet s'étaient adonn és à la correspond ance plu s
qu 'ils ne l'avaient fait jusqu e-là. Il · faut être
loin de son pays pour connailre la joie causée
par une lettre qui en vient. On avait tous les
quinze jours des nouvelles de Tournus pa r Rosalie, qui écrivait 11 Reine d'un style aussi mutin
qu e son an cienne fi g ure d'enfant. Mlle Maun y
écrivait encore plus souvent; elle étaille secrétaire de l'asso cia tion de Passy, en sa qualité de
lettrée . Tante Amélie n'osait envoye r de sa
prose qu'à son neveu qui, à son r elour du servi ce , avait eu le crève-cœ ur de ne pas trouve r
un poste en Angleterrre ; il avait dù accepter
une place à Saint-Pétersbourg .
Dans les r éponses que les exilés adressaient
aux uns et aux autres , ils n'avaient pas raco nté
l'in cident de celle r encontre avec le Canadien.
Pour de si longs récits, il faut plus de temps
qu e les Franchet n'en avaient pour leur correspond ance .
Ils laissèrent ù- leur par ent le soin de racon te r
à P assy cl à Tournus l'aventure du cab, ct sc
bornèrent à le charge r de quelques mols de
présentation ct de menus cadeaux de pro venance anglaise , pour leurs amies de France.
Un g rand mois se pa ~s a sans qu'on en lendit
:!G
�302
LA TEPPE AUX MERLES
parler au cottage du voyage de l'oncle Phil.
Le Canadien avait provoqué l'adoption de cflLLe
brévialion anglaise pour éviter toute équiloque avec ]e nom de son petit-cousin. Après
tout, il n'avait pas promis de ses nouvelles;
mais cc qui parut surprenant aux Franchet, ce
qui finit même par les alarme t', c'est que, pendant tout ce temps, ils ne reçurent de leUres,
ni de Passy, ni de Tournus. Heine éCl'ivit en
vain des deux CÔLos pour demander la cause de
ce silence; il ne fut pas expliqué.
On ne savait que penser au coltage. On en
oser parler ensemMe du seul
élail ù ne pl~s
sujet dont on avait le cœur gros, de sOrte que
Philibet'l sortait le plus tôt et renleait le plus
Lat'd possible, afln de s'élom'dir ft force de lravail.
Il y avait six semaines que les Franchet étaient
en peine de leurs a.mis, quand Philibert dut
entrer un jour ù une heure inhabituelle dans la
serre à la vigne, pour vérifier le thermom tre
qui avait dlt baisser pUt' l'exlinction accidentelle du calorif ère souterrain chargé d'y entrelenir une chaleur artificielle.
Il Lâcha de s'effacel' en s'apercevant que
M. H.owden sc promenait avec un visiteur sous
la treille, où commença.ient à se déplier les
�L~
TEPPE AUX MERL ES
;JO;J
feuill es m olles de la vigne sous coupole de
verre . La r ègle de son se rvice lui inlerdisait
l'enlrée des serres dans l'après-midi; m ais les
cas de for ce m aj e ure priment lout; le jardinier
• Vnll . pouvez faire vos paqu els il 1 m. lanl. ,
av ait à. s'ass urer si la faule du cha u/Teur avait
compromi s la fulur e r écolLe. C'esl cc qu'il
voul a il ex pliquer à M. Howd n lorsqu'il vil
celui-ci la isse r so n visiteur à l'aulre boul de la
serre, pour venir dire au jardinier av ec un air
r 6barbali r :
« Vou s n 'aviez pus beso in de m e poursuivre
�304
LA TEPP E AUX ~ IE
HL
ES
jusqu'i ci pour savoir plus vite m a décision.
Vous pouvez faire vos paquets à l'in stant.
- Pardon, monsieur, ... c'es t le calorifère »,
bégaya Philibert sulToqu é par ce qu'il prit pour
un congé brutal.
Le quiproquo co ntinuait entre eux , Philib ert
s'excusant de son mi eux , M. Rowden lui re prochant son in gratitude ct le r endant responsabl e
des maladresses probables de son successeur,
quand un ti ers leur coupa la parole ; c'élai l Je
visiteur que le m aître de la maiso n promena it
qu el ques instants a up aravan t, ct dans lequ el
Pbilibert r econnut avec surprise son pareut du
Canada.
« C'es t moi qui vous r épond s de son successe ur, monsieur Howden , dit-il , puisqu e c'es t m oi
qui vo us )e proc ure. II a soig né pendant di x ans
1 s se rres les plu s c61 bres de Québec, ct il no
s'e nnui era pas en Ang leterre, pui squ'il désirait
dep uis long temps y r eve nir. Quant à VO li S, m on
cher Philib rl , aj outa-t-il d' un Lon léger , cc
n 'es t pas 1 m om ont de res ter l s bras ballants
lorsq ue vous avez vos prépar alifs il faire pour
partir ap l'ès-ùemain malin. Ann oncez à votre
m ère que j e va is passe r a u co llage pour m'enlend re avec elle. »
Le surlend emain, eu effeL, l'oncle Phil et les
�305
LA TEPPE AUX MERLES
Mâconnais prenaient place sur le paquebot de
Douvres à Calais. La Manche était un peu
agitée ... Quel voyageur peut se flatter de l'avoir
vue tout à fait calme? .. Malgré tangag'e et roulis,
les heureux rapatriés youlurent rester sur le
pont pour apercevoir le plus tôt possible la côte
française; ils refusèrent de descendre dans la
cabine retenue pour eux. Ils étaient certains de
ne pas être malades ... et ils ne le furent point.
Mais comme ils trouvèrent long le trajet en
train rapide de Calais à Paris! Reine avait peine
à tenir en place dans le wagon; elle babillait comme quatre, serrait la main de l'oncle
Phil et saluait tous les villages groupés, l'un
après l'auh'e, dans le cadre mouvant de la
portière.
Un peu de mélancolie se mêle toujours à la
joie de ceux qui ont beaucoup souffert. Madeleine Franchet songeait que les choses n'al'l'ivent jamais comme on pense, el que ce n'était
après tout quo changer de maître que de venir
dil'iger en Bresse la propriété achetée par l'oncle
Phil. Et puis, ce départ subit lui faisait l'erret
d'un coup de tête qu'on aurait peut-être à regretter; l'oncle Phil était assurément un bravo
homme; mais no s'était-on pus fié à lui un peu
vito? Il est vrai qu'il n'avait pas donné le temps
2G.
�306
LA TEPPE AUX
•
ME~S
de r éfl échir et avait commandé en chef de famille
qui n 'admet pas d'opposition.
De bonnes étreintes et de gros baisers payèrent l'empressement des deux vieill es fill es à
courir de P assy jusqu'à la gare du Nord pour
embrasser plus vite leurs an ciens amis. L'oncle
Phil ava il tout prévu: l'on s'en tassa dam; un
grand landa u qui amena voyage urs ot P arisienn es a u Grand-llÔlel , où un e lable à six couverls était dressée dans un hol appartement.
L'oncle Phil devait loger là avec sos parents
p ndanlla semaine qu'il disait être nécessair'e
à ses alfaÏl'es ; celles-ci n'é ta ient g uère a usorhantos , car 011 s n e l'empêchère nt pus ri e pr omener sos co usin s da ns ce P ut'i s qu'il s avaienl
habité près do nouf uns sans en co nn aître ni un
th tL lre ni un monument.
n ma lin , Philibert sO I,tit
l'hô tel avant
que perso nn e eùl paru dans 1 salon commun
de l'ap parlemen l qu 'il s occu paient. Il vo ulait
faire deux pèlerinages aux premiers glles de
leur séj our à P aris.
La maisou Cald esque é tail touj ours a ussi
ma ussade d'aspect avec ses fenêlres où séchaient
des guenilles, sa façade écaill ée , el sa boutiquo
de boi s ot charbon s où la trapp e hl\illait comme
au j ouI' où Hein e s'y é lait précipilée.
de
�LA TEPPE AUX MERLES
30"
'-=
« Père Balthazar, voulez-vous venir toucher
la main d'un ancien ami? » dit le visiteur en
-
~
L~
.
deux vIeilles filloB étnient
0.
In go.ro du Nord.
apercevant une forme humaine penchée sur un
tas de charbon au fond du sous-sol.
Un pas lourd fit gémir l'écheUe et l'homme
mon La, son noir chapeau de feull'e en avant.
�308
LA TEPPE AUX MERLES
Eh! ce n'est pas lui 1 » s'écria Philibert lorsque le charbonnier lui eut présenté la face
ronde et barbouillée d'un homme de trente ans,
qui lui répondit avec le plus pur accent charabia :
« Eh 1 non, monsieur, je suis son successeur.
Quand Mme Caldesque a été morte, le neveu
architecte, - celui qui a été à. nome, vous savez
- eh bien! il a voulu prendre l'oncle avec lui;
M. Caldesque est logé comme un prince, et
cossu, il faut voir; mais j'ai idée qu'il s'ennuie
quoiqu'il soit comme un coq en ptLle, car il
n' est pas reconnaissable. Sa figure est blanche,
blanche; on dirait un malade. on seul plaisir
est de venir faire la causelle avec moi .les soirs;
il m'appl'end les manières do Paris, parce que
j suis nouvellement arrivé du pays, vous comprenez? »
Philibert chargea le charbonnier do transmettre au père Balthazar les compliments de
SOIl ancien secrélaire et ceux du chinge. Dans
ses lettres à. son ami, Jules Friquet parlait parfois de ses frasq nes de j eunosso ot dos tours
joués par lui à l'Auvergnat.
« Ah 1 c'esl vous le secl'étaire qui avait tant
d'espriLl s'écria le successeur du père BalLhazar.
J(' vous connaissais bien, allez, elle chin."e aussi.
«
�LA TEPPE AUX MEULES
30'J
Mais lui, c'est un mauvais chujet, n'est-ce
pas? Il
Philibert duL abandonner la réputation de son
ami aux préven.tions auvergnates, et illermina
cetle revue de son ancien quartier en passant
devant l'hôtel du Màconnais, où il voulait serrer
la main de Joseph Guinevet qui, bien au contraire de son irascible et égoïste moitié, s'était
montré obligeant à l'égard de ses compatriotes.
Ce ne fut pas le visage enflammé et bouffi de
Sophie Guinevet qu'il aperçut à travers les vitrages, auprès du fourneau où les éléments du
déjeuner. soulevaient leurs premiers bouillons;
mais un souvenir vague de la figure féminine
qui tenait sa place lui inspira l'idée d'entrer
pour se renseIgner.
« Eh t c'est le jeune Franchet de Farges 1
s'écria la femme. Bonjour donc t c'est un plaisir
de I.e voir grand, et joli garçon, et bien mis
comme te voilà. »
Là aussi, Philibert ne trouvait que dos ~uc
casseurs; si celle femme le tutoyait d'emblée,
c'était pour l'avoir' connu enfant, et il eut pal'
elle des nou velles des Guinevct qui le touchaient
de plus près qu'il ne l'aurait supposé.
Après avoir vendu leur hôtel très cher, trop
cher, disait la Tournusienne, les Guinevet
�310
LA TEPPE AUX MERLES
s'é taient retirés à Tournus dans l'espoir d'y
marier leur fille richemeI). t; mai s aucun parti
de la bourgeoisie n'avait voulu d'Alphonsine,
peut-être li. cause des criailleries gro ss ièr es de
sa mère, peut-être li. cause de ses propres airs
de pimbêche . A vingt-quatre ans, faule de
mi eux, clic allait épouser Gaslon Ta illand, qui
prenail femmo pour arranger ses aITaires, mises
en désarroi 'par ses di ssipations.
« Il man ge ra aussi la dot d'Alphonsin e,
ajouta la Tournusi nne; mais cc no sera pas
sa ns avoir des gros mots de ophie Guinevet.
C'es t tout du mauvais monde ensemble. Tant
pi S pour ux. »
Les l'l""lil chet ne pouvaient quiller Paris sans
présenler 1 urs homma ges il. M. ct Mme L eray.
Deux déLail s do co lle visito élonn èront Philiberl. D'a bord, l'oncle Phil voulul en être, el là
où ses par nts français cro yai n l avo i r il le prése nle r, le Calladien cl M. Leray s'abo rd l'ent
en ge ns de co nn aissance, cL quelques paroles
é han gées enlre ux prouvèrenl qu'ils s'élaienl
vus r éce mmenl. Co ful la premi èro surpri se de
Philiberl. La seco nde [ull'air gêné de Mme Leray
qui cherchait ses mots cl re O"arduiL ù. LOU f> mom nts son mari ; (' lui -ci r ]liait visiblemen t les
moindres paroles de s l f 'mule.
�LA TEPPE AUX MEfiLES
3B
Philibert ne pul pas s'expliquer ces deux singularlLés, pas plus que l'ignorance où le Canad ien les laissait du terme de leur voyag . Il
vou lalL profiler de son passage il Paris pour
acheLer des semis de qualilé supérieure, et il
aurait eu besoin de savoir quelle sorle de Lerrain il élait appelé à cultiver, combien d'hectares il comporlaÏl el quelques délails sur son
exposition.
\( EnLends-toi avec les grainetiers pour leur
envoyer de là-bas la commande après avoir jugé
loi-même le terroir dont un Canadien comme
moi ne pout pas apprécier les qualiLés », lui
répondil l'oncle Phil.
Enfin, le jour du départ arriva: los deux amies
de Passy conduisirenl les voyageurs i.t la gare
de Lyon en leur promeLlant, sur l'invitation du
Canadien, d'allel' prendre chaque éLé successivement un mois de vacances chez eux, à la
campagne. Pour tanle Amélie, qui de sa vie
n'avait pas dépassé aint-Germain et Versailles,
c'élail nn vrai chftLeau en Espagne que ce projet;
mais elle as~ul'
crànement qu'elle donnerait
l'exomple il Mlle Mauny.
Le lrain laissa les quaLre voyageurs à Tournus
vers ciuq heures du soir. ConLre l'espoir des
Franchel, personne ne les allendaiL à la gare.
�312
LA TEPPE AUX MERLES
Avec l'aisance d'un homme qui connaît la ville,
l'oncle Phil laissa les bagages en consigne, offrit
son bras à Mme Franchet et se dirigea vers la
la boutique de l'oncle
petite rue où ~'ouvrait
Pétrus.
A mesure que Philibert et Reine approchaient
de celle maison amie, leurs souvenirs s'éveil·
laient; ils reconnaissaien t les carrefours où ils
avaient rOdé, ct ces physionomies des façades
dont chacune possède son caractère parLiculier.
lis s'élancèrent en avant pour faire résonner
le grelot fêlé de la porte vitrée de la bouLique
et sc précipitèrent tous les deux dans les bras
d'Ursule.
« Etl'oocle? .. et Rosalie?» lui demandèrentils aussitôt.
Après uvpir embrassé lanle Mad leine ct salué
avec amiLié le Canadien, Ursule répondil :
« Ils sont là-bas, ... à la propriété, pour vous
y recevoir. Vous les verrez cc soir. C'esL l'oncle
Phil qui a ol'ganisé touL cela.
- Ce n'esL donc pas loin d'ici, celle ferme?
domalllia PhiLibel'l.
- Non, c'est par là, ... en Bresse, répondil
gaiement Ursule. Nous nous verrons souvent,
Philibert. »
Ah! c'était en Bresse cl non pas sur la rive
�313
LA TEPPE AUX MERLES
droite de la SaÔne où se groupent Le Villars,
Farges et Uchizy!. .. Mais c'était la faute des
cachotleries de l'oncle Phil si son neveu avait
eu tout à. coup la tête traversée par une idée
qui lui avait fait monter la rougeur au front et
lui avait causé ensuile un battement de cœur.
Il eut le temps de se remellre pendant que
Reine aidait Ursule à dresser le couverl. L'oncle
Phil ct maman avaient disparu et, quand ils revinrent prendre leur part de la légère collation
préparée, maman avait les yeux très rouges.
Pbilibert s'approcha d'elle pour lui demander
tout bas ce qui l'avait peinée.
« Ne t'en tOUl'lnente pas, lui répondit-elle.
J'ai assez pleuré de chagrin. Laisse-moi un peu
pleurer de joie ce soir. »
On ne fit guère honneur à la collation, quoiqu'elle fût excellente, et il y avait déjà quelque
temps que les volets de la boutique avaient été
fermés au tomber de la nuit quand une voiture
de louage al'l'iva devant la pode. Tous y montèrent el les deux bons chevaux ùe l'aLlelage
pal'lirent au trot.
Ursule ct l'oncle Phil se renvoyèrent si vivement la réplique pendant le premier quart d'heure
du trajet que Philibert ne s'aperçut pas du moment où l'on passait sur le pont d(l la Saône
27
�3f4
LA TEPPE AUX MEULES
pour gagner la rive bressane. Lorsqu'il en fit
la remarque, Ursule lui répondit que la Saône
était derrière eux, ce qui était la vérité, mais
sans ajouter sur quelle rive on avançait dans la
nuit sans lune qu'illuminaient seulement à leur
passage les lanternes de la voiture.
Peu à. peu, la causerie tomba; chacun resta
livré à ses réflexions. La voiture finit par atteindre une l'ue de village où quelques réverbères fumeux et quelques fenêtres des rez-dechaussée éclairés coupaient seuls de taches
lumineuses l'obscurité compacte.
« llsne sont pas beaux, les villages de Bresse»,
dit Heine qui se rappelait les maisons coquettes
de Thomton lleath.
Ursule sc prit à rire, ct Philibert mit sa tête
à la portière; mais on tournait le coin de la
dernière maison; les masses confuses des toits
s'estompaient à peine sur le ciel nuageux ct
sombre.
La voilure roulait maintenant sur un chemin
moins large que la route départementale; excités
par le cocher, les chevaux gag'naient de vitesse.
Tout à coup, Philibel't aperçut ù sa droite le
pronI d'un grand bàtiment, d'aulant plus distinct qu'un grand bûcher de fagots et de fougères sèches allumé au milieu de sa cour éclai-
��.Ho
LA TEPPE AUX MEn LES
rait sa façade de ses rellels de feu de joie. Il
voulut s'écrier, ... la voix lui manqua. Sa mère
et sa sœur avaient déjà mis pied à terre devant
].e porlail grand ouvert de la Teppe aux merles
qu'il gisait encore sur les coussins de la voilure,
non pas évanoui, muis comme en exlase, les
yeux grands ouverls, les mains et les genoux
lremblanls.
Il pal'all qu'on l'avait appelé déjà, mais il
n'avait pas encore lrouvé la force de répondre,
rJuand une voix claire comme le cristal parvint
h le secouel' de son émolion en lui disant:
« Vous n'êles donc pas contenl de me revoir,
mon cousin, que vous soyez si peu pressé de
descendre de voiture? »
Philibert ul beau saulel' à lerre en enjambantle marchepied, llosalie élait d6jà loin dans
la cour, et il ne put s'assurer (Ille la compagne
de ses jeux enfantins 6lait devenue une charmanle jeune fille qu'après avoir embmssé l'oncle
Pétrus, et salué JeanneLLe el son mUl'i, qui venaienl de pl'6senler Il. leurs anciells maltres
leurs ll'ois marmols joufflus, nés tl la Teppe
aux merles depuis dix ans.
Dans la confusion de celle scène, on s'embrassait, on allait et venail par la cour, on
échang'eait des révélations et de lendl'es repro·
�LA TEPPE AUX MERLES
3:1.7
ches au sujet de ce secret si bien gardé. Ce fut
plus tard, au dessert du souper qui réunit la
famille dans la salle meublée à neuf que Philibert dit ù l'oncle du Canada:
« Pourquoi ne m'avez-vous pas dit plus lôt
que c'étailla Teppe aux merles que vous aviez
achetée? .le vous la culliverai bien, allez! Peu
m'importe désormais qu'elle ne soit plus à nous,
puisque nous allons y demeurer ct qu'elle appartient il un Franchet.
- Ah! çà, il divague, ce garçon 1 s'écria
l'oncle Pétrus.
- Mais certainement, tu divag ues, dit l'onclo
Phil ù son neveu. Crois- tu que je t'aurais fait
quiller chez M. Rowden un poste bien rétribué
pOUl' te donner en fermage une métairie de
quelques hectares? La Teppe aux merles est à
toi, mon ami, voici l'acte d'achat en Ion nom
dans ce portefeuille. Ccci n'est point en échange
d li portefeuille pen] U dans 10 cab . .r e ne te devais rien pour celle restitulion que le grand
morci dont on récompense un acte do probité.
Ccci est l'aide que les Franchet riches du Canaela
devaient aux Franchet ruinés du Ml\connais; ce
n'est qu'une preuve de bonne parenté, et j'aurais fait dix fois plus si j'avais voulu en croire
les lelll'es de mes ellfants. Je le les montrerai.
�318
LA TEPPE AUX MEULES
J'ai d'ailleu rs à te deman der en r etour une
r elique valant plus pour moi que tout ton domain e : c'est le has-re lief de la g ran ge que je
voudra i s empor ter au Canada . »
L'oncl e P élrus apprit à voix basse ft Philib ert
que le présen t du Canadi en [\'était pas aussi
m édiocre que la généro sité de celui-c i l'affIrmait; la Teppe aux merles étail rend ue à ses
ancien s proprié taires augme ntée de plusieu rs
cham ps, les étables pleines de bestia ux , la
maison monté e à neuf et. l'outill age agrico le
au co mpl et. Enfin, les éco nomi es faites par les
Fran chet laissaie nt à leur dispos ition un petit
capital qui accroit rait le ur a.isance.
« Plus que jamais, aj outa la voix claire de
l'espiè gle Hosalie, la T ppe aux ln rIes sera un
Paradis.
- Ce serait mon opinio n si vous consen tiez
à y demeu re!' toujou rs avec nou s, ma co usin e,
répo ndi l Philib ert.
- El pourqu oi pas? dit Madele ine Franch et
en pl'enan l sa ni 'ce da ns s s bras.
- J partira i dOliC pOLIr le Canaùa , reprit
l'onc1 e Phil , avec la sa tisfac ti on de 1l1iss r lou s
les Franch et h eureux du so d qu ' il s doiven t ù
le ur co umgo et à J urs verlus.
- NOII, il vos bonlés , dil Phi libe rt. Si j'étai s
�LA TEPPE AUX MERLES
3i9
allé jusqu'au bout de ma tâche entreprise,
j'aurais pu me glorifier de mon courage; mais
le hasard a Lout fait pour moi en me plaçant sur
votre passage.
- Tais-toi, mon neveu, le hasard n'existe pas,
s'écria le Canadien, ou du moins il n'aide que
les gens qui Je méritent et je vais le le prouver.
Si tu n'avais pas mis dans ta têle d'enfant de Le
vouer au t~'avil
de la lerre pour resLer capable
de culLiver plus lard ta Teppe aux merles, lu
n 'aurais pas élé employé au Jardin d'acclimalaLion, ce qui t'a conduit en Anglelerre, où lu
n'aurais pas pu résider non plus si tu avais
négligé l'occasion d'apprendre l'anglais. Donc,
tu ne m'aurais jamais rencontré, si tu avais
manqué de celte ardeur au lravaiL qui a produit en La faveur celle succession de chances
favorables. C'est donc à toi-m ême que lu dois
l'amélioration de ta deslinée, el l'on peut prédire des succès analogues à Lous les jeunes
gens qui feront preuve d'une persévérance de
courage égale à la tienne . »
FIN
tC IIt.
COUI Onlllll('rM .
(m p.
PHIL
unOOARO . _ J'2. 11.
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�l
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Title
A name given to the resource
Bibliothèque du petit Français
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Title
A name given to the resource
La Teppe aux merles
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Blandy , Stella (1837-1925)
Mas, Émile (18..-1950)
Michelet (18..-19..)
Publisher
An entity responsible for making the resource available
A. Colin
(Paris)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1911
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
319 p.
18 cm
application/pdf
Description
An account of the resource
ouvrage illustré de 54 gravures
Bibliothèque du petit français
8e édition
Type
The nature or genre of the resource
text
Source
A related resource from which the described resource is derived
Bibliothèque Université Clermont Auvergne
Centre de documentation de la Maison des Sciences de l’Homme (Clermont-Ferrand) C90690
Language
A language of the resource
fre
Rights
Information about rights held in and over the resource
Pas d'utilisation commerciale
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
BUCA_Bastaire_Bibliotheque_du_petit_Francais_C90690
Relation
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